La tristeza del samurái
Traduction : Claude Bleton
ISBN : 9782330015145
Comme il était de tradition, pour nos chevaliers médiévaux mais aussi, en règle général, pour les bretteurs affirmés, de donner un nom à la lame avec laquelle ils préféraient se battre, les samuraïs avaient coutume de nommer leur katana soit selon leur propre idée, soit d'après la suggestion du Maître qui le leur avait forgé. Ainsi, cette "Tristesse du Samuraï", dont nous parle ici Víctor del Árbol, n'est autre que le nom du katana que Gabriel, le forgeron d'un petit village proche de la propriété de la riche et puissante famille Mola, a confectionné pour le plus jeune des fils, Andrés. Âgé de sept-huit ans à peu près, celui-ci est fasciné par les armes et, tout particulièrement, les armes japonaises et tout ce qui entoure la culture samouraï : la noblesse des katanas, la cérémonie du seppuku, mais aussi l'entraînement où l'on se doit de rester impassible, le code d'honneur (le Bushidô), l'obéissance absolue à son Seigneur, l'Idéal ...
De l'avis général, avant tout celui de son propre père, don Guillermo, ministre de Franco, il y a quelque chose qui ne va pas chez Andrés. Et, bien que l'enfant lui ressemble beaucoup physiquement et soit d'une rare intelligence, il s'est persuadé qu'il ne pouvait pas être de lui, que sa femme, la très belle Isabel, l'avait trompé et avait donc donné naissance à ce ... à cette ... enfin, à cet enfant dont il se débarrassera dès qu'il le pourra. Cela malgré même les conseils de son âme damnée, Publio, qui mènera une éblouissante carrière tout au long des années franquistes mais que nous retrouverons, en 1981, derrière le coup d'Etat avorté aux Cortés.
Partageant en cela l'avis de tous ceux qui approchent Andrés, dont son frère aîné, Fernando, lequel lui est profondément attaché et que don Guillermo enverra sur le Front de l'Est, dans la Division Azul, afin qu'il y trouve la Mort (mais, manque de chance pour don Mola et celui qui est devenu don Publio, Fernando reviendra des steppes soviétiques), Marcelo Alcalá, son nouveau précepteur, estime que l'enfant, bien que de caractère étrange, voire parfois inquiétant, est pourvu de grandes capacités intellectuelles et qu'il prendra la bonne ou la mauvaise voie selon la nature de celui qui le guidera - selon aussi les aléas de l'avis. Mieux vaudrait toutefois qu'Il n'y eût pas trop d'éléments négatifs dans la vie d'Andrés ...
Hélas ! Sa mère s'enfuit - en tous cas, c'est ce qu'on lui raconte - alors qu'il atteint justement ses sept-huit ans ; son frère, qu'il aime tant, part lui aussi, mais pour faire la guerre contre les Rouges avec les Allemands ; et son père l'isole de plus en plus avant de le faire carrément enfermer peu avant qu'il atteigne sa majorité. L'auteur nous laisse cependant entendre que, au-delà de la haine qu'il portait à l'adolescent, don Guillermo Mola avait peut-être de bonnes raisons pour le faire interner ... Un passage du livre nous montre d'ailleurs de quoi est capable Andrés alors qu'il n'a que dix-sept ans. Pour autant, l'on ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il serait advenu de cet enfant "différent" si son père et sa mère avaient formé un couple uni, si sa mère n'avait pas disparu du jour au lendemain, assassinée, prétendra-t-on, par le précepteur de l'enfant, Marcelo Alcalá, tombé éperdument amoureux d'elle et avec qui elle voulait rompre, si Fernando n'avait pas été fait prisonnier par les Russes et si tout un pan de l'Histoire espagnole n'avait pas existé ...
Je mets tout de suite en garde les amateurs d'intrigues simples. Celle que déroule sous nos yeux Víctor del Árbol se révèle des plus complexes, avec de nombreux retours en arrière, l'action se déroulant alternativement aux premiers jours du franquisme et en 2001 pour s'achever en 2002. Des plus machiavéliques et des plus sanglantes aussi. Ici, nous sommes aux premières loges d'un totalitarisme qui, bien qu'ayant rétabli une forme d'ordre dans le pays, n'a pas apporté beaucoup de bonheur aux Espagnols. Si la Liberté se remet à palpiter après la mort du Caudillo, les plis sont pris et les hommes de pouvoir restent les hommes de pouvoir ...
Qui s'étonnera sincèrement, à la sinistre époque qui est la nôtre, de découvrir les hommes de Franco ayant creusé leurs confortables tanières au sein même de la monarchie qui s'est installée en Espagne après la mort du dictateur ? Qui s'étonnera des pressions subies par l'héroïne, María Bengoechea, avocate et divorcée, lorsqu'elle s'investit pour retrouver Marta Alcalá (la petite-fille de Marcelo), qui a été escamotée en pleine rue alors qu'elle devait avoir à peu près douze ans sans que son père, César, pourtant lieutenant de Police de son métier, ait réussi à la retrouver ? En fait, César a bien failli remonter la piste du kidnappeur mais, pour avoir plongé dans le coma le messager du coupable, chargé de lui remettre l'un des rubans qui maintenaient les cheveux de sa fille, il a été condamné à la prison - et le hasard a voulu que ce fut M° Bengoechea elle-même qui plaidât pour la partie civile. Qui s'étonnera des pistes et des sentiers qui s'entremêlent, nous révélant entre autres que l'avocate est elle-même la fille de Gabriel, l'armurier qui forgea le katana du petit Andrés Mola ? Miroirs qu'on distingue à peine dans cette Espagne où il n'arrête pas de pleuvoir, faux reflets d'une vérité qui a existé et qui se croisent avec les reflets quasi charnels d'une vérité qui, de son côté, ne fut que mensonges patiemment tissés par les sbires de Loma, corps-à-corps d'une époque bel et bien morte et enterrée, avec toute sa colère et toute sa cruauté, avec une ère plus moderne qui essaie désespérément de tirer la page mais qui n'a pas encore suffisamment de recul pour le faire sans dommages, personnages attachants mais aussi pervers, insaisissables, froids, ayant oublié ou s'acharnant encore et toujours à oublier l'âme qui fut la leur, personnages "mauvais" et "maudits" mais, pour certains, aux convictions sincères, personnages sympathiques mais trop indifférents ou trop lâches qui, de tous temps et en tous lieux, préfèrent détourner la tête devant l'injustice qui se commet sous leurs yeux et se boucher les oreilles pour ne pas entendre les cris des innocents, tous sont là, se mêlent, s'évitent, se cognent dedans, lèvent encore pour certains d'eux un poignard qu'ils rêvent de planter dans un dos que, dans leur jeunesse, ils n'ont pas réussi à blesser à mort, sang, puissance, mort et l'impression étouffante, horrifiante et digne d'une tragédie grecque que le fameux "¡ Viva la muerte !", lancé, le 12 octobre 1936, par le général franquiste José Millán-Astray, pour interrompre le célèbre "Discours de Salamanque" de Miguel de Unamuno peut relever sa tête d'hydre infernale non seulement à n'importe quel moment de l'Histoire comme à n'importe quel moment de notre pauvre petite histoire personnelle - voilà tout ce que vous trouverez, voilà tout ce que vous éprouverez en lisant "La Tristesse du Samuraï" avec, en arrière-plan, l'inoubliable et immortelle mélancolie du Quijote.
Mais qui sait ? Ce sont peut-être mes gènes ibériques qui me font percevoir les choses de cette manière tranchante comme un rasoir - ou comme le fil d'un katana . Quoi qu'il en soit, lisez "La Tristesse du Samuraï" : Víctor del Árbol est, c'est certain, un nom dont se souviendra le polar espagnol - et mondial. ;o)
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