Pour la première fois, le plus jeune prit la parole. C'était un type épais avec un visage empâté aux traits mal définis. Aux yeux de Yadel, il avait la tête de quelqu'un qui aurait été brutalisé, d'un homme qui avait dû voir bien des horreurs et avait participé à la plupart d'entre elles. Il jeta un coup d'oeil à une étagère où s'alignaient en rang serré des livres de psychologie et des romans en collection de poche, et la phrase qu'il prononça parut davantage s'adresser à Dippenaar qu'à Yudel. " C'est comme les maisons des communistes. Il y a des livres partout. "Puis il se tourna vers Yudel et lui grimaça un sourire, comme pour lui dire "c'est pas grave, mon vieux, je sais que t'es pas communiste" Yudel fixa le plus jeune des policiers, puis examina avec curiosité l'étagère, se demandant ce que l'autre lui reprochait. Le mot communiste était redouté dans la société dans laquelle ils vivaient. Y étaient associés les quatre-vingt-dix ou cent quatre-vingt jours de garde à vue sans avoir droit au moindre procès, les restrictions de liberté selon le bon plaisir de la police politique, les ordres d'assignation à résidence obligeant la victime à ne pas bouger de sa maison ou de son appartement, les condamnations à la prison... Peu de Sud-Africains souhaitaient se voir associés à de telles mesures.
Jusqu'à aujourd'hui, Yudel n'avait pas spécialement remarqué l'existence du Black Social Endeavours. Comme la plupart de ses concitoyens, il vivait dans une société fermée, dont les frontières ne dépassaient pas les préoccupations étroites du groupe auquel il appartenait. Il n'avait que rarement l'occasion grâce à son travail d'aller au-delà de cette vision limitée. Il savait que que ses compatriotes noirs évoluaient dans un monde totalement différent de celui dans lequel il vivait et il comprenait en partie leur souffrance, mais comme il ne les partageait pas, cela restait évidemment limité.
— Vous voyez, Yudel. À Maseru, j'ai été sauvée par un homme bon qui défendait une mauvaise cause, et le lendemain, j'ai été délivrée par un homme mauvais qui se battait pour une bonne cause.
— Rien n'est jamais simple dans la vie.
— Ne t’inquiète pas, ils savent reconnaître l’autorité quand ils la voient. Comme tu me l’as toujours fait remarquer, on vit dans une société patriarcale.
C’était un phénomène fâcheux, qui voulait que les crimes commis par les gens de votre bord soient toujours moins odieux que ceux des autres.
En poussant le raisonnement à l’extrême, on arrivait à dire que les gens de son propre groupe n’avaient jamais tort. Freek semblait vouloir justifier cette mini-vague de terreur.
Qu’on n’ait arrêté personne ne paraissait pas le troubler. Si les choses se calmaient, on oublierait et tout irait bien. Les catholiques auraient peut-être dû bâtir leur monastère ailleurs, là où ils étaient les bienvenus.
Quand on vivait, comme eux, dans une société patriarcale, quand on y avait grandi, on écoutait la voix de l’ordre établi, on emboîtait le pas au membre du Parlement, au dignitaire de l’Église, à son officier supérieur ou au premier venu installé une marche plus haut sur l’échelle sociale.
On ne remettait jamais en question le point de vue de ceux du dessus, et on n’oubliait jamais sa place dans la hiérarchie.
On ne laissait jamais non plus ceux d’en dessous oublier la leur.
Yudel se rendait compte que, pour Johnny Weizmann, la nuit était partagée en deux. C'était le moment de la fraternité et de l'amour, l'instant où se rassemblaient autour de vous ceux qui vous étaient proches, où les enfants et les petits-enfants étaient là, vous protégeant d'un monde hostile. Mais la nuit représentait aussi le royaume de la peur, de la violence et parfois de la mort. Elle annonçait beaucoup trop souvent l'heure de la mort.
La fonction du Ku Klux Klan dans le sud des États-Unis était implicite, dans le mécanisme étatique de l’Afrique du Sud. Les Blancs rétrogrades ne s’étaient jamais sentis menacés au point de former une telle organisation. Ils se reposaient sur la certitude que le pouvoir et l’autorité se dressaient entre eux et les hordes noires.
Dernièrement, les Blancs du pays avaient subi de nouvelles pressions.
Tous les territoires voisins s’étaient soumis, ou étaient en train de se soumettre à la loi de la majorité, et personne n’était dupe du fait que la loi de la majorité n’était qu’un euphémisme pour la loi des Noirs ; il y avait eu des émeutes dans la plupart des banlieues noires, l’année précédente.
Le gouvernement, cédant aux pressions d’outre-mer, avait autorisé les équipes de sport mixtes [...]
[...] Après un silence, il ouvrit à nouveau la bouche pour parler, sans succès. Enfin, il réussit à demander : “Vous vous rappelez le raid de Maseru ?”
[…] “Écrivez : 21 octobre 1985. C’est noté ?” Johanna hocha la tête, mais Abigail répéta malgré tout. “Cette nuit-là, une unité des Forces armées sud-africaines est entrée au Lesotho et a effectué un raid dans une maison de l’ANC près de Maseru. Les soldats ont tué douze personnes et ramené les prisonniers - au nombre de six, je crois - en Afrique du Sud. La nuit suivante, le 22 octobre, nous nous sommes échappés des cellules de la police à Ficksburg.”
[…] Que s’est-il passé à Ficksburg que l’on ne peut toujours pas évoquer après toutes ces années ? Car vous êtes encore en train de le fuir. Combien de fois par le passé avez-vous refusé de le voir ?
Qu'il soit juif faisait de lui une créature à part - pas un homme, mais un juif. Tuer un Afrikaner était un crime. Tuer un Juif, rien de plus qu'un vulgaire homicide. Mais N'Kosana était noir. Le tuer ne correspondrait à aucun crime défini.