Interview de l'écrivain Yasmine Ghata pour son roman "Le Târ de mon père" paru aux Editions Fayard
Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur.
C'est la onzième nuit que tu passes seul sans tes parents, et cette nuit-là, plus qu'une autre, tu as vraiment compris qu'ils n'étaient plus de ce monde. Ce soir-là, tu as vu la réalité telle qu'elle est, sans te faire d'illusion. Tu n'es plus désormais qu'un orphelin qui vagabonde sans savoir où aller avec pour seul compagnon une valise vide qui t'escorte comme un fidèle parent.
Des fumées dérivées par les vents contraires jaillissaient des habitations, tu as vu des corps joncher le sol, tombés, foudroyés. Ta maison en pisé semblait muette, couvrant les corps des biens comme un linceul.
Tu aurais voulu crier le prénom de ton père, de ta mère et de ta grand-mère, tu n'eus pas ce courage. Ta tête ne dépassa pas les feuilles hautes. Tu n'y es pas allé, ton pied n'a jamais franchi la bordure de pierre du promontoire bâti par tes pères.
Les calligraphes sont des êtres hybrides, ni hommes ni femmes, raison pour laquelle Dieu les retient près de lui.
L'oeuvre est immortelle, quand le geste est invisible.
J'aimais reproduire ses gestes comme pour le faire apparaître. Contrefaire son âme pour tromper la mienne.
Le sang des calligraphes est différent de celui des autres humains, il s'assombrit au contact de l'encre, leurs plaies sèchent plus vite. Les calligraphes écrivent à l'intérieur d'eux-mêmes puis offrent une vision partielle de leur chair noircie par l'alphabet. On les dit très secrets, ils sont tout simplement pudiques et réticents à révéler leur anatomie.
J'avais porté l'enfant de Mohsen né de l'accord parfait d'une corde et d'une note, d'une vibration infinie qui irriguait mes veines. J'étais son instrument, celui qui résonnait sous ses doigts à défaut d'être vu par ses yeux. Mon corps était fait de cordes qui lui envoyaient les sons purs de mon amour.
Profession : Écrivain. Ma mère complétai cette rubrique administrative par le mot « poétesse ». Un métier comme un autre que j'avais appris à reporter dans la case réservée au père, la mention "décédé ", sans les larmes ni le drame. Ces deux mots résumant la singularité des premières années de ma vie.
Le monde réel fut d'emblée relégué sur les bas-côtés, ma mère n'y voyait rien de capital à m'enseigner. Tout était prétexte à sonder l'imaginaire. Le premier degré, l'analyse des faits étaient le point de départ d'histoires où le mythe auréolait des acteurs inconscients de leurs propres rôles. Le monde réel était transformé par des mots sans modération et sans mesure. Tyrannie de notre imaginaire et personne pour le contester. (p1112)
Regarder les choses revient à se regarder soi-même (p22)