Citations de Åke Edwardson (179)
Winter entendait à présent le grondement dans son crâne , il l'avait refoulé toute la matinée , comme il le faisait le plus souvent , mais son acouphène était revenu [...]. Il entendait toutes les mers du monde gronder dans sa tête , chaque vague était une septième vague , de mauvais augure . Il n'y avait pas de refuge . Il n'y en aurait jamais .
Celui qui mange mal devient malheureux .
Winter l'avait souvent vu : les proches des victimes de meurtres n'avaient nulle part où se tourner , puisque le présent était fichu , le passé dévasté et l'avenir désespéré . Le temps ne cicatrisait rien du tout . Jamais .
- Tous les hommes sont égaux , mais certains un peu plus égaux que d'autres .
Ça arriverait un jour, il le savait , toute la ville s'embraserait , il fallait que ça arrive . Il serait alors loin , ou alors en première ligne avec une kalachnikov , en train de tirer dans tous les sens . Personne ne comprendrait d'où ça venait . C'est ça la terreur , la vraie terreur . La terreur , c'est quand personne ne comprend ce qui se passe .
Winter leva son verre de Bruichladdich et huma le parfum d'Islay et de la distillerie ressuscitée . Il était allé sur cette île autrefois , ivre de mer , de tourbe , de vent , de bruyère , de blé et d'eau glacée , un état dans lequel on devrait toujours être , il suffisait de lever un verre , de réserver un voyage , ou de descendre jusqu'à sa plage , où tout était déjà là .
Il tira dessus et regarda la fumée monter vers le ciel. La première bouffée de la journée, toute propre et innocente. Comme un pet du matin, douce comme la brise.
Il examina son visage dans l'ascenseur . Dans cette lumière franche , il semblait vieilli , l'âge menaçait . Mais ce n'était encore qu'une menace, c'était dans l'ordre des choses . A cinquante -deux ans, on avait le visage qu'on méritait
Mon Dieu , il me faudrait quelqu'un avec qui parler de tout ça , rien qu'un petit moment , parle avec le mur Gerda , rentre chez toi et cause au mur , à la télé , au frigo ,
" Ce sont les mensonges qui finissent par vous couler , reprit-il . Comme les pierres , là-bas .
- Ce sont les gens , objecta Winter . Ce sont toujours les gens, il n'y a rien d'autre .
Les Kurdes s'étaient répandus au-delà de leur territoire d'origine, puis à travers le monde entier, ils avaient franchi les frontières non reconnues comme telles de leur pays: une forme de diaspora qui rappelait si besoin en était que vivre sans frontières ne signifie pas toujours vivre libre.
Le crime, c'était une appartenance communautaire qui ne connaissait ni frontière ni religion.
Il s'allongea sur le matelas pneumatique à moitié dégonflé. Il sentait les veines du plancher contre son dos. Peut-être était-ce de l'air ancien, dans le matelas. Peut-être était-il allongé sur un peu d'air de son enfance. Du moins, ça sentait l'enfance là-dedans, une odeur sèche et faible, impossible à oublier. Transparente, pourtant perceptible.
C'était la plus belle journée , un ciel bleu et infini , incompréhensiblement bleu , enlacé autour de la terre entière .
Winter en avait assez entendu pour savoir qu'il y avait dans le bus un homme aux abois qui avait choisi...alors qu'il n'avait plus le choix. Winter devina que c'était encore quelqu'un qui n'était pas le bienvenu en Suède. Un homme qui s'apprêtait à repartir en orbite autour du monde-à supposer qu'il vive assez longtemps pour cela-, encore un réfugié de l'espace, l'un de ces individus sans patrie tournant autour de la planète à bord de bateaux rouillés qui n'accostaient jamais, à bord de fourgons à bestiaux cahotant dans les marécages et les déserts du monde sans jamais s'arrêter dans une oasis. Il va peut être se tuer et tuer le garçon, pensa Winter. Ca s'est déjà vu
Il pensa aux images obscènes qui étaient là, à portée de main. Le lieu d'un meurtre était un lieu obscène, il n'y avait rien de pire à voir pour des vivants. Les images le poursuivaient comme un chien infecté par la rage.
Le salon de thé Ritorno appartenait à une autre dimension : il avait existé avant eux et continuerait à exister après eux . Il en allait ainsi des salons de thé , il n'y avait plus que ça de vrai .
Il fit le numéro de Ringmar.
- Tu peux venir un instant, Bertil ?
Ringmar arriva tout excité.
- Tu parais impatient, dit Winter.
- C'est peut-être la lumière à la sortie du tunnel.
- Quel tunnel ?
- Celui qui vient avant la lumière.
Winter arrivait à la gare centrale. On entendait passer une annonce dans les haut-parleurs, d'une voix incompréhensible. Il doit exister une école pour les gens qui parlent dans ces engins-là, pensa-t-il. Une école de l'opacité. Chauffeurs de bus, conducteurs de tramway, annonceurs dans les gares... On avait dû leur faire travailler leur élocution : Attention, on vous tape sur les doigts au cas où les gens comprennent un traître mot de ce que vous racontez.
Winter pensait à ce qu'il avait vu et entendu. Il y avait beaucoup d'images à décomposer, et beaucoup de bruits. Les images : murs, parquet, plafond, fenêtre, tableaux, livres, vêtements, bibelots, fleurs, journaux, magazines, réveils, téléphones, rideaux, chaussures, pantoufles, affiches. Tout racontait quelque chose des gens qui vivaient là.