Disparition d'Eric Tabarly
On sourit sans rien dire. Dans ces moments de bonheur, les mots risquent de sonner faux ou d'être d'une banalité navrante. Le bonheur se savoure en silence.
En bateau, on sait ou on ne sait pas. Malheur aux tricheurs. L'océan est sans pitié.
Il s'appelle Pen Duick - Mésange à tête noire en breton. Il ne porte pas de numéro comme ses successeurs. A la rigueur, je pourrais le baptiser Pen Duick premier. Comme on dit premier amour. Parce que l'histoire de ce cotre centenaire est une histoire sentimentale.
Il est là, superbe, sous son gréement aurique, humant le vent, évaluant la force de la mer, frissonnant dans l'attente de la première risée : objet d'art, précieux, exigeant, sensuel, vif, capricieux, tel est Pen Duick, mon bateau.
Amis, tournez les pages doucement.
S'il vous plaît, feuilletez ce superbe livre avec émotion et respect.
Comme le mérite toute belle histoire d'amour qui vient d'il y a si longtemps et ne finira pas.
Jean-François Deniau, préface de la 1ère édition.
Je veille un bon moment, n’osant aller me coucher. Tout a mauvais aspect : le ciel envahi de nuages, la mer impossible et très creuse qui arrive de partout, et surtout le baromètre qui continue à dégringoler. J’aimerais savoir ce qui se prépare là-dessous et je n’arrive pas à comprendre la situation.
Vers 23 heures, je décide de prendre un ris. Je serai ainsi plus tranquille pour aller dormir : si un grain arrive pendant la nuit, je n’aurai plus qu’à amener foc et artimon. C’est une impérieuse manie de régatier que de garder la toile jusque la dernière extrémité. Mais cette fois, il était tout juste temps car, au moment même où je termine mon transfilage, Pen Duick prend brusquement de la gite. Plusieurs paquets de mer balayent le pont tandis que le bateau accélère d’un seul coup. Je termine mon amarrage en me cramponnant. J’ai de l’eau plein mes bottes et je suis complètement trempé. Vu la situation, j’amène le plus vite possible l’artimon et la trinquette. Et voilà Pen Duick reparti grand largue sous le foc et cap à l’ouest. Le vent est à nouveau presque plein est et souffle un bon force 8. Deux sautes de vent de 180 ° dans la même journée !
On avance vite dans la bonne direction, ce dont je ne me plains pas. Mais ce que je vois d’un moins bon œil, c’est la perspective d’une nuit à la barre alors que je suis fourbu.
Les adultes gardent toujours au fond d'eux mêmes le souvenir d'une expérience d'enfance. Pour moi,- hasard ou destin- l'Aventure avec un grand A a commencé sur la mer. Ma première Grande traversée fut un succès ...mais se termina par une bonne raclée et des ampoules aux pieds !
Je redoutais le mariage mais dès l'instant que l'on aime quelqu'un, ça va. Bien que Jacqueline me laisse toute liberté, il y a des moments où je me sens un peu bridé - mais cela tient à l'existence que j'ai mené lorsque je courais. Du coup, il m'arrive, parfois, d'être maladroit - les femmes disent désinvolte - mais ce n'est jamais sciemment. Elles attachent des valeurs de symbole à des détails qui ne m'effleurent même pas l'esprit.
A bord de Pen Duick, je pars du principe qu'il est difficile d'imposer quelque chose à son équipage lorsqu'on ne donne pas soi-même l'exemple, et je ne veux pas mettre le harnais parce que je fais ce raisonnement : si je tombe à l'eau, je vais disparaître en quelques minutes ; ces quelques minutes doivent être assez désagréables, mais je me dis qu'il est plus rentable de passer quelques mauvaises minutes plutôt que de s’embêter pendant quarante ans de navigation avec des ceintures.
«La confiance est un élément majeur: sans elle, aucun projet n'aboutit»