Les 18 « poésies de la nuit » de cette plaquette de 1949, que j'ai sauvée d'une mort certaine, sont éminemment tristes mais aussi d'une grande beauté. Une versification classique, avec souvent des rimes originales, pour des thèmes que le poète présente dans une sorte d'avant-propos et de postface. J'ai été très touchée par ces vers, d'un Alsacien (je suis alsacienne d'adoption) injustement disparu de la circulation. Je posterai encore des extraits.
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Vous ne connaissez pas, n’est-ce pas, braves gens, la ville de minuit et de deux heures du matin. J’entendais souvent vos ronflements paisibles tandis qu’un soûlard vomissait contre le coin de vos maisons, et la lumière tardive de vos volets m’intriguait quelquefois tandis qu’une femme, devant moi, ralentissait son pas perdu. Moi j’étais tenté de dresser des statistiques avec le nombre de drames auxquels, chaque soir, j’assistais malgré moi ; j’étais tenté de cogner contre les volets clos pour demander un peu de secours en faveur de l’ivrogne qui avait écrasé son front contre le trottoir !
Le monde, m’avait-on dit, est ce qu’on le fait. Pour soi, bien sûr. Il suffit simplement de nier le reste et l’on se bâtit la plus belle des cités. Pour moi, que voulez-vous, l’harmonica qui miaulait au coin de l’impasse, et bien oui, l’harmonica qui pleurait, a bouleversé mon sommeil. La femme qui découvrit, au fond de l’ivresse et de la saleté, une rengaine sentimentale ne cessa de me hanter et le clochard titubant qui monologua, une longue nuit durant, ses rêves d’enfance et de ses souvenirs de jeunesse, et bien oui, il m’obligea à faire le plus sévère examen de conscience.
(pp. 6-7)
Alors, bien que les gens allaient et venaient, j’ai pensé que d’autres voyageurs veillaient peut-être dans la nuit, au bord des eaux mortes. Et j’ai pensé surtout que l’une ou l’autre nuit n’importe quel citoyen de la ville pouvait être amené, par quelque hasard ou par quelque déveine imprévue, ou peut-être simplement au retour d’une fête joyeuse et brillante, à passer près de ce bassin si étrangement situé au cœur même de la cité. Puisque je m’y trouvais moi-même, de pareilles suppositions me semblaient finalement, malgré l’apparente solitude, permises et même tout à fait raisonnables. C’est avec ces sentiments-là que j’ai poursuivi la route en rassemblant les poésies de la nuit.
(p. 28)
L’harmonica
Vaste lac triste et solitaire
Immobile contre les rives
L’harmonica pleure misère
Et les destins à la dérive
Voici que remonte des eaux
Le souvenir des suicidés
On dit qu’ils cherchaient le repos
Les voilà parmi les damnés
L’eau coule sous les ponts du temps
Lavez-vous bien vite les mains
Mais sachez qu’à vos doigts sanglants
Cela n’y changera plus rien
Car voici les eaux du remords
Immobiles autour des chimères
Vous avez beau faire les morts
L’harmonica pleure misère.
(p. 10)
J’avais erré depuis plusieurs jours dans la ville nouvelle. J’étais étourdi de bruits et rempli d’images mais ne savais qu’en faire. Alors le soir tomba à nouveau et, comme les maisons coupaient les rues de leurs ombres fantastiques, j’arrivais sur les bords d’un étang en plein cœur de la cité.
C’était un pauvre étang ou plutôt un grand bassin où dormait une eau morte. Une eau triste que ne ridait même pas un souffle de la nuit en marche.
C’est cependant là que je me suis arrêté, car il y avait un banc… Ah ! La belle histoire repeinte aux couleurs déjà utilisées. Il ne manquait plus que le grand cygne blanc et les immenses nénuphars vêtus de clair de lune. Il ne manquait plus qu’une barque et les violons frémissants pour les cœurs affligés.
Seulement, justement, il n’y avait rien de tout cela. Rien qu’un pauvre bassin, pas même un véritable étang, et l’eau qui dormait là était morte. Un peu d’huile lourde, des brindilles autour d’un bouchon, bavaient contre les bords et tout cela, parmi les grandes maisons et les rues goudronnées semblait un peu étrange et mélancoliquement abandonné.
[…]
Et c’est ainsi que j’arrivais, étourdi de bruits et rempli d’images, au bord de l’étrange bassin en plein cœur de la cité. La nuit tombait doucement, l’eau morte continuait son éternel sommeil mais, en dépit des saletés du bord, de la vase et des horreurs des profondeurs, le miroir était lisse et je vis s’y allumer les étoiles, pêle-mêle avec les lumières de la ville…
(pp. 5 et 7)
Silence
Voici le silence qui tombe
Doucement sur les toits humides
Le grand silence des eaux mortes
Dans les maisons et près des portes
D’où vient-il si mélancolique
Irréel comme les fantômes
Ah vous n’avez plus rien à dire
Laissez-moi laissez-moi sourire
Tout au fond des eaux se déposent
Les pétales des fleurs fanées
Tristes mensonges qui se couchent
Doucement sur le pli des bouches
p. 23