Citations sur Les Jardins statuaires (72)
C'est parce que je suis un rêveur que mes rêves ne sont pas à vendre.
- Mais comment aurait-il pu survivre, coupé de tout ce qui donne un sens à une vie de jardinier ?
- De l'une des plus hautes chambres il continuait à fixer le regard sur le monde d'où il était à jamais exclu : ici. Et puis il s'est fait sculpteur.
- Sculpteur ? Quelle inconvenance !
- Mais ce n'est que l'envers de la tâche des jardiniers, à quoi il était voué. Dans les veines du bois, il ne fait que suivre l'appel du cauchemar qu'il porte en lui, son héritage.
Quand la tête tout entière eut émergé, ils posèrent leurs brosses sur le radeau et, à l'aide de chiffons, entreprirent de la sécher, ajoutant à l'effet des brosses un dernier subtil polissage. L'arête du nez apparut ferme et nette et cependant ourlée, dans la lumière frisante du soleil bas, d'un reflet de cire tendre. Le creux des oreilles gagnait une transparence de nacre. Je voyais même maintenant comment, pour travailler, ces deux hommes nus, collaient leur corps contre la statue et je me demandais si le contact de leur peau contre la pierre où glissaient de vagues flocons de terre n'apportait pas aussi une contribution notable à la dernière touche superficielle. Je les vis ainsi, au rythme de l'eau, descendre le long du corps de la Vénus surprise et pourtant impavide. Elle se dressait nue, émerveillée d'être née et à jamais muette dans la lumière tombée du soir.
Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires.
Ceux qui s'ennuient dans leur richesse n'imaginent pas ceux qui crèvent dans leur misère.
Je crus avoir perçu le charme sous lequel j'allais. Je songeais par-devers moi que sans doute, ici, dans cet espace clos et soustrait aux variations de la lumière et des astres, le temps était suspendu. Mais cette évocation à peine figurée, je la repoussai. Le temps, plus que jamais, je le sentais à chaque pas, battant inébranlablement, non plus dispersé et scandé selon les tâches et les humeurs du jour, mais concentré et réduit aux plus profondes pulsations organiques. Le temps d'avant la germination et les montées de sève, le temps sans exubérance, le temps des pierres. Il me coupait la parole. Il en résultait en moi, peut-être en chacun, une manière d'angoisse faite de jouissance étouffée. Quelque bonheur écrasé et fort.
En sorte que, lorsque nous avons revu le soleil, non seulement nos yeux en étaient offusqués mais la parole et aussi les gestes nous manquaient. Nous étions engourdis comme au sortir de trop lointains tréfonds.
Pour rendre compte de leur état d'esprit, je dirais qu'ils ne semblaient capables de percevoir une femme que comme attachée à un domaine ou dans le statut de prostituée, et qu'à l'égard de toute autre situation, ils souffraient d'une sorte de cécité. Il y avait pour eux que deux sortes de femmes, hors de quoi il s'agissait d'un vivant sans lieu et comme inexistant.
La pierre, que les vents de sable avaient défaite de tout revêtement, était d'une pâleur de craie et, lorsqu'une perspective s'ouvrait à travers les coulées de brouillard, et que je pouvais un bref instant considérer un fragment de l'ensemble - ce n'était que colonnes tronquées, pilastres rompus, murs abattus, voûtes crevées, escaliers pour nulle part, frontons navrés, façades éventrées et défenestrées -, il me semblait m'être aventuré parmi les éléments dispersés d'un immense squelette baignant dans l'ocre des sables. "Une ville fossile", pensais-je.
Lentement de terre s'élevaient des représentations d'hommes et de femmes d'une maigreur impressionnante, qui semblaient, quoiqu'elles fussent aussi rigoureusement immobiles que le peuvent être des statues, se mouvoir dans un élément où chaque geste ébauché constituait un arrachement. Le modelé aussi de ces statues était singulier ; on eût dit que leur chair était constituée de couches de déchirements successifs. En d'autres termes ces statues ne semblaient indéfiniment témoigner que d'une chose : que la vie est un inlassable épuisement.
- Il est arrivé qu'en se polissant par-dessous, la pierre parvienne d'elle-même à si bien réduire tout ce qui pourrait la rattacher au sol qu'elle s'envole.
- Comment ? m'exclamai-je.
- C'est la vérité pure. La forme nuageuse atteint si bien la perfection qu'elle se confond en elle et que l'on voit soudain s'élever dans les courants ascendants de l'air chaud un nuage de pierre qui va rejoindre les vapeurs célestes.
- Et, ajouta mon guide, lorsque ces nuages parviennent à une certaine hauteur dans le ciel, le gel les fait éclater. Ils choient donc en fragments lumineux que le frottement de leur chute consume et réduit en poudre. Cette pluie très douce tombe, portée par le vent, sur d'autres domaines. Elle se mêle au terreau des plates-bandes comme un levain merveilleux. Les statues, cette saison-là, sont vaporeuses.