Citations sur Les Jardins statuaires (72)
J’eus tout juste le temps de voir s’enfouir une grappe de visages pensifs aux yeux aveugles extasiés.
C'était presque toujours ainsi avec eux. Ils vous entendaient avant qu’on ne se fût exprimé, et pourtant ils appelaient la parole, la pressaient.
C’étaient pour la plupart des figures anthropomorphes, mais extraordinairement longilignes. Lentement de terre d’élevaient des représentations d’hommes et de femmes d’une maigreur impressionnante, qui semblaient, quoi qu’elles fussent aussi régulièrement immobiles que le peuvent être des statues, se mouvoir dans un élément où chaque geste ébauché constituait un arrachement. Le modelé aussi de ces statues était singulier ; on eût dit que leur chair était constitue de couches de déchirements successifs. En d’autres termes ces statues ne semblaient indéfiniment témoigner que d’une chose : que la vie est un inlassable épuisement.
Je m’effrayais du besoin de parler qu’éprouvaient ces hommes. Cette découverte me fut amère, car ils me parlaient comme si je n’existais pas. Je n’étais pas seulement un étranger à leurs yeux, j’étais la manifestation rare de l’absence dont ils avaient besoin dans un monde peut-être trop plein. Je n’existais pas, ils n’étaient pas sensibles à la présence. Ils ne percevaient à travers moi qu’un appel venu du plus lointain, qui me traversais sans que je l’eusse lancé, puisque j’étais un ignorant, c'est-à-dire une simple occasion d’impudeur.
Il peut se faire que lui-même soit parmi les premiers à apercevoir la ressemblance, cet appel, cette sommation de la pierre. Nul n’y peut rien. Elle croît. Et tous peuvent la voir. Il n’y a rien à faire qu’à la traiter comme les autres. Mais ce n’est pas n’importe quelle statue. Irrévocablement, elle nous envoie vers un homme que nous côtoyons chaque jour. Quelle que soit la conduite que nous adoptons à son égard, cela revient au même. Il est malgré lui distingué de la communauté de ses compagnons. Même si nous n’en disons rien de particulier, même si nous faisons de notre mieux pour nous conduire à son égard comme par le passé, nous ne pouvons bientôt plus cesser de penser à lui. Nous lui donnons, contre notre vouloir, une importance qui l’écrase. Une sorte de gloire terrible dont aucun homme ne voudrait. Car quel homme pourrait affronter sa propre effigie muette soudain dressée en face de lui, au milieu de la communauté des hommes ?
Car quel homme pourrait affronter sa propre effigie muette soudain dressée en face de lui, au milieu de la communauté des hommes ?
Ces rôles qu’elle affectait d’endosser, elle ne les supportait, traquée qu’elle était dans un monde devenu fou peu à peu, que pour les parodier et les tourner en dérision, renvoyant ainsi vers tout ce qui l’oppressait l’image grossie de tout ordre, comme de toute sagesse. En ce combat contre le monstre aveugle, elle surrenchérissait dans le sens – le non-sens – de celui-ci.
Il est étrange que la nuit fortifie les fantaisies les moins fondées et, des déchets de nos pensées, des restes vagues d’impulsions presque mécaniques, résultantes stériles et lointaines des gestes du jour, tire un théâtre absurde où nous endossons des rôles inconnus et malcommodes. Ce ne sont pas les maisons qui sont hantées, ce sont les hommes, et l’heure obscure nous rend sensibles à des vapeurs que nous eussions, à bon droit, méprisées durant le jour et dont, la nuit venue, nous sommes soudain les fantoches. De nos emportements, de nos gesticulations et de nos péroraisons, qu’un minimum de lucidité laisserait mort-nés, il ne nous reste, avec la venue du matin, qu’une honte vague et des souvenirs confus. À quel monde nous avons travaillé alors, nous ne le savons plus.
— Prenez garde, lui dis-je, à ne point verser dans l’idéalisme. Les rêveries d’un homme ne sont pas un levain suffisant à inspirer toute une civilisation.
— En politique, les rêveries sont rarement singulières, et jamais innocentes. Presque toujours, elles sont communes et doivent avoir atteint un profond degré de pénétration parmi les hommes, pour que l’un d’eux en vienne à les formuler.
Il me semblait vivre l'instant présent pour la seconde fois, mais j'ai perdu la première.