À l’époque Paul écoutait Sarah lui retranscrire tout ça par le menu et ne pouvait s’empêcher de chantonner en son for intérieur la vieille chanson de Coluche. Misère, misè… RE . C’est toujours sur les pauvres gens, que tu t’abats obstinément. Parfois quelques notes lui échappaient. Sarah ne trouvait pas ça drôle. Je te déteste quand t’es con comme ça, lâchait-elle alors. Puis elle lui reprochait l’écart entre ce qu’il écrivait dans ses livres et son comportement dans la vie. Ah il était beau l’auteur engagé. Il était fin le romancier social. Un petit-bourgeois, voilà ce qu’il était devenu. Elle n’avait sans doute pas tort.
La vérité c'est qu'il n'avait jamais rien compris à cette vie. Et qu'il avait toujours été incapable de s'y mouvoir.
Peut-être fallait-il en finir avec tout ça. Ne plus revenir sur leurs pas. Repartir de zéro. S’inventer d’autres racines, d’autres attaches. Mais il s’emballait. Comme toujours. C’était dingue comme la perspective de fuir et de tout effacer avait le pouvoir de le regonfler à bloc, d’élargir ses poumons et son horizon. Pourtant il savait mieux que personne qu’en changeant de lieu on s’emmenait avec soi.
L'adolescence était un cimetière. Les dépouilles d'enfants joyeux y reposaient comme la peau d'une mue .
Ses trois derniers livres n’avaient emballé ni la presse, ni les lecteurs. Il était passé de mode. Ou il avait écrit de mauvais romans. En matière de littérature, le succès, l’échec, tout cela lui semblait relever en partie du malentendu, de l’air du temps ou des circonstances. De la chance il en avait eu très tôt, et par paquets entiers. Elle avait fini par le quitter, voilà tout.
Des années entières, lumineuses, inconditionnelles lui revinrent en mémoire. Des images s'imprimaient en flash sous ses paupières. Ses grands yeux bleus sous ses cheveux d'une blondeur perdue, son sourire shooté de bonheur et de soleil sur la plage, dans le jardin de ses grands-parents, en robe de princesse ou à fleurs, ses jeux de rôle sans queue ni tête et ininterrompus, sa façon de se jeter dans ses bras, sa voix légèrement voilée et son rire en éclats. L'adolescence était un cimetière. Les dépouilles d'enfants joyeux y reposaient comme la peau d'une mue.
Pourtant il savait mieux que personne qu’en changeant de lieu on s’emmenait avec soi. Avec sa vieille batterie de casseroles à l’arrière de la voiture, accrochées par des fils usés mais solides, tintinnabulant en contrepoint du moteur qui ronronnait. Les emmerdes seraient toujours à leurs trousses, où qu’ils aillent. Mais au moins elles seraient derrière, à quelques mètres. Ça leur laissait toujours une chance de les semer.
C’était dingue comme la perspective de fuir et de tout effacer avait le pouvoir de le regonfler à bloc, d’élargir ses poumons et son horizon. Pourtant il savait mieux que personne qu’en changeant de lieu on s’emmenait avec soi.
L’adolescence était un cimetière. Les dépouilles d’enfants joyeux y reposaient comme la peau d’une mue.
Comme tous les gens qui s’estimaient structurés par des valeurs, des règles, il vivait dans une réalité fabriquée de toutes pièces que tout élément perturbateur menaçait de faire s’écrouler.