« Les Nègres ont une moindre capacité de souffrance : la preuve, c'est qu'aucun Blanc n'accepterait ce qu'ils supportaient et, de même qu'on retirait leurs chiots aux chiennes et leurs veaux aux vaches, on pouvait séparer les esclaves de leurs enfants ; en peu de temps elles se remettaient de cette perte et ne s'en souvenaient même plus par la suite ».
Voilà la base sur laquelle les Blancs de la fin du 18e siècle vivent et sont heureux. Voilà la base de cette histoire qui retrace de manière romancée la vie abominable des esclaves noirs, principalement à Haïti – appelée Saint-Domingue - .
C'est vous dire ma révolte tout au long de ma lecture. Oui, je savais que l'esclavage avait existé, oui, j'avais appris à l'école que l'esclave était la propriété totale du maître qui pouvait en disposer à sa guise, le fouetter, le mutiler, le violer, le tuer, l'affamer, le séparer de ses enfants. Mais ici, ce n'est plus une « simple » connaissance culturelle, mais une immersion dans la boue de cette civilisation qui se voulait toute-puissante et se disait supérieure.
J'ai suivi pas à pas la famille Valmorain, propriétaire d'une plantation de cannes à sucre, ainsi que Tété, l'esclave « privilégiée » du maître parce qu'il disposait à toute heure de son corps. Tété et sa famille, d'ailleurs, car elle a eu des enfants de ce maître. Et leur « petite » histoire est reliée à la grande, car la révolte menée par Toussaint Louverture est en marche ; Napoléon s'en mêlera, et puis Jefferson, président américain qui rachète la Louisiane.
La Louisiane, me dites-vous ? N'étions-nous pas à Saint-Domingue ? Non, je ne perds pas le nord ! Valmorain et sa famille doivent fuir cette île où la révolution des esclaves éclate dans des bains de sang, et se réfugie à Cuba puis en Louisiane. Tous les protagonistes de cette histoire, maitres et esclaves, Blancs et Noirs, s'y retrouveront d'une manière ou d'une autre.
Petite histoire et Grande Histoire, violence, haine, mais aussi amour. Car s'il n'y avait l'amour, à quoi bon lutter pour vivre ? Tété aime, envers et contre tout. Ses enfants aussi vont connaitre l'amour, mais non sans heurts. Cette société de castes, où les mulâtres libres font peur, où les cocottes quarteronnes font la loi chez les hommes blancs grâce à leur corps de miel, où les Noirs sont traités comme du bétail, où les Blancs se pavanent,
Isabel Allende nous la raconte avec naturel, franchise, vérité.
Je suis arrivée au bout de ce pavé complètement sonnée, abasourdie, mais aussi pleine du parfum de ces îles, de la musique de ces créoles, des rites vaudous magiques, de leurs danses en transe.
Bref, pleine de la vie de tous ces gens qui, lorsque celle-ci parviendra à son terme, rejoindront le paradis promis,
l'île sous la mer.