Isabel Allende ouvre grandes les portes d'une extraordinaire fresque historique et romanesque qui se déroule sur plus de trente ans et permet d'appréhender la vie dans les plantations de cannes à sucre à la fin du 18e siècle, tout début du 19e siècle. D'un côté les propriétaires terriens et de l'autre, les esclaves au sein desquels la révolte gronde.
Si la condition de "bête de somme" est connue dans les champs de coton des états du sud des USA, celle similaire des anciennes colonies l'est beaucoup moins. Pourtant, déjà à l'époque, beaucoup d'aristocrates du "vieux monde", hostiles à cet asservissement, refusaient d'acheter du sucre. Maigre geste de résistance et de soutien qui, cependant, tentait d'alerter l'opinion publique.
le récit est habilement construit, entre récit et journal intime de Zarité, dite Tété, une petite esclave de neuf ans dont le lecteur va suivre les aventures, un mélange de soumission à ses maîtres, de protection par les anciens et d'amitié improbable. Comme partout ailleurs, la supériorité de l'homme blanc ne se discute pas à Saint-Domingue, l'actuelle Haïti. Les noirs et les mulâtres n'ont qu'une seule chose à faire, courber l'échine et obéir en travaillant jusqu'à mourir d'épuisement ou sous les coups des contre-maîtres.
Zarité est une petite fille très éveillée qui comprend bien vite où est sa place. Surtout celle qui lui permet de se protéger de la violence ambiante. En grandissant, elle n'échappera pas à son destin, mais elle ne perdra jamais espoir d'acquérir, un jour, sa liberté. Avec elle, le lecteur suit les méandres de l'Histoire. La révolution fait rage en France, des têtes tombent. L'instabilité politique, illustrée par la succession des pouvoirs, la république, puis l'Empire et à nouveau la Monarchie, sème la désorganisation du système établi à des milliers de kilomètres du siège de l'Exécutif chancelant, où le statut d'Homme Libre est souvent une utopie.
Isabel Allende possède des dons incontestables de conteuse en soufflant un tourbillon d'énergie sur le lecteur qui se laisse emporter sans résistance dans cette agitation, échappant habilement au schéma simpliste manichéen, les bons contre les méchants. En effet, ce bouillonnement de vie est constitué d'un enchevêtrement de destins particuliers dans une société régie par des Blancs à l'esprit étriqué, cramponnés à leurs privilèges.
L'autrice ne laisse rien au hasard. À l'aide une documentation solide, elle a construit un roman très agréable à lire, fluide et instructif sur un sujet rarement abordé, les colonies au devenir incertain. Une pointe d'exotisme ajoute au dépaysement grâce à la présence évanescente de rituels vaudou. Les personnages sont tous remarquablement brossés avec soin, sympathiques ou méprisables, forts comme Zarité ou pleutres comme Toulouse. Difficile de rester insensible à leurs personnalités, sombres ou lumineuses, souvent un mélange des deux. Une lecture enrichissante qu'il serait dommage de dédaigner.