Membre, avec les peintres Anita Malfatti, Tarsila do Amaral, les écrivains Menotti del Picchia et
Oswald de Andrade, du «Groupe des cinq», cercle d'artistes et intellectuels d'avant-garde à l'origine de la «Semaine d'Art Moderne» (évènement culturel devenu emblématique de l'introduction du modernisme au Brésil, organisé en 1922, à São Paulo),
Mário de Andrade (1893-1945) aura été l'un des principaux promoteurs et porte-parole du mouvement moderniste brésilien.
Musicologue, poète et écrivain, c'est en 1926 qu'il écrit la première version, quasiment d'un seul jet (en «six jours de hamac, cigales et cigares», dirait-il ensuite) de son oeuvre la plus célèbre, le roman « Macunaíma, un héroi sem caráter » (lu en vo).
La publication du livre, en 1928, partagera néanmoins sensiblement la critique et le public brésiliens de l'époque (on lui reprocherait notamment son «immoralité», sa «complaisance envers une image négative du peuple brésilien» et son «anti-littéralisme et anti-esthétisme»), avant d'obtenir une reconnaissance unanime et tardive, une vingtaine d'années plus tard et après la disparition de son auteur, comme l'un des joyaux les plus étincelants du patrimoine littéraire brésilien du XXe siècle.
Hybridation entre différents genres parfaitement réussie, révolutionnaire et radicalement impertinent, rabelaisien, anti-rapsodie homérique, oeuvre ancrée dans la culture populaire, à la fois expérimentation érudite, formelle et langagière (Jacques Thériot, son traducteur, déclarait que la «re-création» du roman en langue française lui avait demandé «des années de recherche»), et sous certains aspects assez proche d'un réalisme magique qu'elle préannonce sans façon, Macunaïma manifeste une liberté de ton et d'esthétique prodigieuses, totalement inouïes par rapport à tout ce qui pouvait s'écrire et publier dans le Brésil de l'époque.
Le personnage, devenu depuis l'un des plus populaires et appréciés de toute la littérature nationale, reste l'icône par excellence d'une certaine « brasilidade » - «brésilianité» dont, petit sourire aux lèvres, chaque brésilien pourrait se revendiquer, peu ou prou, au cours de son existence. Et même s'il s'agit d'un personnage à la morale et à la geste très peu édifiantes, «héros» certes rusé, beau-parleur et séducteur comme Ulysse, mais fondamentalement paresseux, imprévoyant et porté sur le libertinage, l'embobinage et la bamboche, qu'importe, comment résister à cette incarnation cocasse et extravagante de l'«âme brésilienne», louée ici, qui plus est, sur un ton délicieusement satirique dont raffolerait tout bon autochtone, mélange irrésistible de dérision et de familiarité langagière que les brésiliens pratiquent volontiers vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes ? Un comique fait maison, spontané, débridé et irrévérencieux que l'on désigne au Brésil, lors de ses manifestations les plus effrontées par le mot «deboche», la sonorité de ce dernier, n'est-ce pas, mais surtout son étymologie renvoyant assez facilement au français... «débauche» dont il s'origine! Oui, l'âme folâtre et « debochada» («débauchée») brésilienne aspire dans le fond à une jouissance permanente et sans limites : celle des sens, qu'elle tient par ailleurs à honorer et à glorifier tous les ans lors des plus longues et imposantes fêtes de carnaval du monde (2 jours fériés tout de même, et en tout 5 jours non-stop de «folia»!), mais aussi celle des mots à laquelle elle s'applique dès que possible à détourner le sérieux avec force désinvolture...
«Le Brésil ? Ce n'est pas un pays sérieux.» : la phrase culte attribuée (à tort !) à
De Gaulle avait fait le tour du pays à l'époque de la «crise de la langouste» franco-brésilienne (et qui comme il arrive souvent au Brésil avait à ce moment-là donné aussi naissance à une samba, la «Samba de la Langouste» ). Les Brésiliens, rien que pour cela, aiment bien le général
De Gaulle..!
Macunaïma incarnerait ainsi un avatar de l'âme brésilienne, née en l'occurrence d'une Indienne au fin fond de l'Amazonie, et qui, quoique noire de naissance, se teindrait miraculeusement de blanc durant son voyage initiatique vers le Sud européanisé. Au cours d'aventures allégoriques inspirées pour la plupart de vraies légendes populaires brésiliennes provenant pêle-mêle «de l'Oipaque au Chuí» (deux communes brésiliennes situées respectivement dans l'extrême nord et l'extrême sud du pays, à plus de 5.000 km l'une de l'autre - expression courante par laquelle les Brésiliens expriment quelque chose susceptible de couvrir totalement leur vaste territoire), le roman revêtira en même temps l'apparence d'une quête du Graal (Macunaïma quitte en effet la forêt amazonienne, pour partir à São Paulo rechercher la «muiraquitã», pierre précieuse sacrée qui avait été subtilisée par le «géant Paimã», un richissime descendant de gringos pauliste et mangeur d'hommes nommé Venceslau Pietro Pietra). Suivant un parcours à travers l'immense territoire brésilien et sa mosaïque incroyable de cultures et d'ethnies, le personnage de Macunïma, une fois arrivé en bout de course, se verra lui-même transformé en mythe étoilé, transsubstantié en un archétype permettant à l'ensemble des Brésiliens de se reconnaître symboliquement en lui.
Dans un brouillon de préface à son livre, écrite juste après le premier jet de 1926,
Mário de Andrade expliquait que le sous-titre du roman, «Un héros sans caractère», ne faisait pas allusion, comme l'on pourrait le croire, à la dimension «morale» du personnage, mais plutôt à cette représentation collective imaginaire qu'on appelle parfois l'«âme» d'un peuple : «le Brésilien n'a pas de caractère – écrit-il – parce qu'il ne possède ni civilisation propre ni conscience traditionnelle. Les Français ont un caractère, ainsi que les Yoroubas et les Mexicains. Soit du fait d'une civilisation propre, de danger imminent ou de siècles de conscience, toujours est-il que ces derniers en ont bien un. Pas les Brésiliens.»
Royaume par excellence du melting-pot racial, à partir de trois grands groupes à l'origine de la composition de sa population (Indiens, Africains, Européens), l'on dénombre au Brésil une quantité extraordinaire de sous-groupes ethniques issus de la libre miscégénation inaugurée par les Portugais à partir de la «découverte» du Brésil par ces derniers, en 1500. La langue brésilienne dispose également d'un très vaste stock lexical dédié à ce phénomène particulier. Aucune autre langue au monde ne possède un tel vocabulaire, aussi étendu et divers, servant à décrire des métissages croisés (noirs et blancs, blancs et indiens, noirs et indiens..), ou bien à décliner différentes nuances entre les teints de la peau (un nombre incalculable de mots rien que pour celles situées entre le «noir» et le «blanc» purs!). Sans parler, bien-sûr, des 305 ethnies qui ont miraculeusement résisté à l'extermination progressive des peuples indigènes initiée au XVIe siècle, et de leurs 270 langues qui subsistent toujours malgré tout, ou bien de tous ces raccords postérieurs au patchwork ethnique du départ, suscités par les vagues successives d'immigration à partir du milieu du XIXe siècle, notamment allemandes, italiennes ou japonaises (la plus grande communauté japonaise vivant dans une ville hors du Japon se retrouve au Brésil, à São Paulo!).
Comment faire alors pour réussir à réunifier en une seule représentation collective un tel canevas décousu? Par quelle opération, par quel mécanisme, serait-il possible de faire émerger une notion d'«âme brésilienne», de bâtir un caractère «typiquement» brésilien?
Une réponse serait enfin apportée par Macunaïma et par le mouvement moderniste au Brésil dans les années 20 : par la vieille recette des ancêtres locaux, à savoir, l'anthropophagie (culturellement parlant, bien évidemment), le mécanisme d'assimilation pratiqué depuis la nuit des temps par les autochtones étant en fin de compte le seul en capacité de forger un mythe fondateur à la civilisation brésilienne. Et l'énigme de son âme aurait pu alors prendre pour devise : «Je déchiffre en dévorant»!
C'est ainsi également que, la même année de la publication du roman de Mário de Andrade (1928), paraîtrait, sous la plume de son comparse du «Groupe des cinq»,
Oswald de Andrade (malgré le patronymique, il n'y avait absolument aucun lien de parenté entre les deux auteurs), un non moins célèbre «Manifeste Anthropophagique» moderniste. Dans un langage à la fois poétique, drôle, souvent très sarcastique,
Oswald de Andrade s'insurgeait contre la dépendance culturelle dans le pays, proposant de remplacer la colonisation exercée par les grands centres civilisationnels et culturels, par une accommodation des éléments étrangers à la culture brésilienne grâce à un mécanisme de «dévoration anthropophagique» aboutissant entre autres à une abolition définitive des frontières entre le «primitif et la modernité».
Macunaïma serait une parfaite illustration littéraire de ce procédé conduisant à une forme totalement décomplexée d'appropriation et de syncrétisme culturels.
Une oeuvre incontournable pour tous ceux s'intéressant ou souhaitant enrichir leur connaissance de la vraie culture brésilienne, et qui permettrait dans tous les cas de s'imprégner quelque peu, le temps d'une lecture jouissive et bariolée, anthropologique et onirique, de cet esprit de la «brasilidade » ô combien composite et goulue, laquelle, rassurez-vous, malgré les épisodes récents et politiquement nauséabonds traversés par le Brésil, rayonne toujours, prête à vous accueillir bras (et bouche) grand'ouverts!
Saravah !