Quand on vieillit, il n'est pas rare de développer une envie coupable et vaine, faite de regrets, de remords et de mélancolie : celle de redevenir jeune. Moi non plus, je n'échappe pas à cette velléité frustrante qui charrie dans ses ombres un peu de la peur de la mort et beaucoup de nos frustrations de vivants à demi.
Sauf que c'est rarement pour profiter de mon adolescence que ce désir banal m'agite.
Mon adolescence a été un long tunnel noir entre une enfance malheureuse et un âge adulte qui ne me promettait aucune joie. Heureusement, le temps et la vie ont détrompé ma désespérance, mais reste que mon enfance comme mon adolescence ne sont pas des périodes que j'ai envie de revivre pour elles-mêmes.
Alors pourquoi ce désir, me direz-vous ? Eh bien, pour distribuer impunément des baffes de doigts et de mots sanglants.
Voyez-vous, quand je suis devenu adulte, j'ai senti confusément que je passais de l'autre côté de quelque chose — la Force, le voile de l'innocence, la traîtrise d'un monde qui a oublié ses rêves pour mieux ruiner ses possibles —, et que les jeunes, sans se l'expliquer vraiment, le sentaient bien également. le lien avec mes pairs en humanité les plus jeunes était en quelque sorte rompu, entaché d'une faute originelle impardonnable : j'étais passé du camp de ceux qui exigent sans capacité de changer le monde à ceux qui entrent en capacité de changer le monde et n'ont plus rien à en attendre.
En devenant enseignant, j'ai senti un autre degré de rupture s'instaurer, moitié conséquente à mon surcroît d'autorité qu'il s'agit forcément de combattre, puisqu'elle cherche à s'imposer dans la vie spontanée de jeunes aux désirs pluriels peu compatibles avec l'École, moitié inhérente à mon statut d'institutionnel, qui fait forcément de moi un collabo des puissances occultes et nocives d'un système qui opprime sournoisement tant d'idéaux.
Bref, le joug de la vie adulte semble m'avoir en quelque sorte disqualifié auprès des jeunes. Et, à bien des égards, les armes de la maturité, faites d'arguments et de routines, de mots et de démarches laborieuses, semblent dérisoires contre les jaillissements impétueux de la violence adolescente, celle que nos enfants subissent comme celle qu'ils déploient dans leurs relations avec les autres.
Et c'est là que se révèle dans toute son implacable nécessité mon désir de redevenir adolescent pour coller des mandales.
À la lecture du récit de
Frank Andriat, cette envie furieuse a de nouveau coulé dans mes veines. En effet, il nous raconte dans ce roman l'histoire d'Alice, prise dans le piège impitoyable de rumeurs délétères, et qui se retrouve inexorablement la victime toujours plus maltraitée d'une foule d'adolescents toujours plus cruels et nombreux.
Et c'est dans des cas comme celui-là que je voudrais être ce camarade qui s'interpose, qui dit non, qui se tient aux côtés de la proie contre les prédateurs, qui tient la main de l'innocence traînée dans la boue face aux bourreaux lâches de la haine facile, réelle ou virtuelle.
Hélas, il y a comme une fatalité dans l'existence : l'enfance est l'âge d'une innocence qu'on regarde avec un émerveillement condescendant comme une utopie mignonne et éphémère, l'adolescence est une période violente de prise de conscience des imperfections du monde et du déchaînement des passions visant à le corriger sans aucune puissance d'action ou presque face à un monde d'adultes goguenards et lâches qui étouffent les révoltes à coups de mépris et de résignation amère, entre jalousie et honte devant cette énergie qui dénonce ses redditions coupables, l'âge adulte est cette ère de tous les pouvoirs et de toutes les indifférences, et la vieillesse enfin l'agonie lente d'une caste qui s'accroche à ses acquis avec toute la mauvaise foi de celui qui sait très bien qu'il tire à lui une couverture qui manque à d'autres. En gros, la vie semble se faire une joie de nous imposer ces paradoxes apparemment inconciliables — je dis apparemment, évidemment, puisqu'il ne tient qu'à nous d'ajouter un surcroît de stratégie à nos passions adolescentes et un renfort de courage à nos rationalités d'adultes.
Bref, les histoires de violence scolaire et de harcèlement entre jeunes me donnent de terribles et violentes envies de gifler de la voix et des mains ces armées de dictateurs en culottes courtes qui se jouent d'un système rendu inefficace par une gestion comptable qui déshumanise, mais aussi l'irrépressible et stérile besoin de consoler leurs victimes en souffrance, qui se retrouvent prisonnières du silence que seuls imposent les tabous sociétaux d'une civilisation agressive et la peur de paraître faible.
Ce qui est bête, c'est que, quand on est jeune, on croit vraiment que nos bourreaux sont tout-puissants, et on n'ose pas demander de l'aide. On se laisse détruire et mourir à petit feu, puis on se tue pour en finir avec la douleur insupportable de vivre. Puis, quand on est adulte et qu'on saurait demander de l'aide, on n'a plus besoin de cette force conquise par la maturité et l'expérience, et ce précipice qui se creuse entre les générations nous empêche de nous porter au secours de ces jeunes qui se mènent sans arrêt une guerre impitoyable et souterraine.
Ironie du sort, on comprend toujours trop tard comment résoudre les problèmes, et les adultes s'enferrent à leur tour dans des soumissions tremblantes au sexisme, au fascisme et à tous ces isthmes moins visibles qui fracturent nos vies et nous empêchent de bâtir une société du bonheur à la place de cette grande foire d'empoigne qu'est notre mondialisation capitaliste.
Alors, je ne suis pas dupe : ce roman ne comblera pas le fossé entre les générations, et il ne sauvera pas seul ces millions d'enfants à travers le monde qui subissent leur existence jusqu'à n'en plus pouvoir. Néanmoins, par cette tranche de vie violente qu'il nous force à mastiquer lentement de l'intérieur, il tend un pont de cordes, il offre une voie, une voix à ces enfants brisés qui ne savent plus comment recoller les morceaux.
Entre réflexion sur les naïvetés de l'amitié qui nous rendent vulnérables, démonstration du pouvoir nocif des réseaux sociaux et chemin d'espérance au travers de rencontres qui peuvent tout changer,
Rumeurs, tu meurs ! propose une immersion dans la descente aux enfers d'Alice, une adolescente comme tant d'autres qui paie un bien trop lourd tribut à l'École et ses non-dits et à notre société de fausse bienveillance et de vraie malfaisance.
Pour terminer sur une note plus pratique, ce livre centré sur une lycéenne de seconde ne sera pas accessible à la plupart des élèves de moins de 13 ans, sous réserve d'une maturité suffisante, car les événements abordés sont difficiles, et la manière dont ils le sont, âpre et parfois grossière, violente, pourrait heurter des lecteurs trop innocents, mais l'ensemble est fait avec une grande justesse. Mon seul regret tient probablement dans le parti-pris de l'auteur qui choisit de parasiter cette introspection mortifère avec des adresses au lecteur de la part du personnage, adresses destinées à susciter la réflexion, certes, mais qui altèrent pour moi la qualité de l'immersion et la cohérence de ce personnage qui se mure par ailleurs dans la solitude et le silence d'une agonie d'abord subie puis épousée comme un refuge contre le pire.
Si vous souhaitez prolonger cette réflexion sur le harcèlement scolaire, je vous propose de parcourir ma publication à ce sujet, compilant témoignages, créations et outils pour comprendre et affronter ce fléau qui pourrit la vie de millions d'enfants : https://www.facebook.com/.../pfbid06Qam3vM4SFePZm3s7E5C96...
Bonne lecture, et bonne entrée en lutte, si ce n'est pas encore le cas. Quant à celles et ceux qui souffrent en silence, persuadez-vous des seules choses importantes : vous n'êtes ni seul•e ni sans solutions, et ce n'est pas à vous d'avoir honte et peur, mais à vos bourreaux et aux adultes qui vous protègent si mal. Battez-vous, car c'est votre droit et votre vie, mais ne le faites pas seul•e, car vous n'êtes pas seul•e. Chaque victime qui demande de l'aide s'en verra offrir. Parce qu'un bourreau impuni fera de nouvelles victimes et qu'on souffre toute sa vie d'avoir été harcelé. La honte et la peur doivent changer de camp.
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