Avec le même luxe de précautions, Roberte ouvrit la porte de la cuisine, et resta clouée au seuil, la gorge serrée, les yeux agrandis par l'horreur du spectacle.
Mr Berthaud, assis à la table de la cuisine, les épaules courbées sur son assiette, mangeait un biftèque saignant qu'il venait de faire sauter à la poêle. Sur son ventre était noué le tablier de cuisine de Julia.
(quatrième de couverture de l'édition parue chez "Folio" en 1973)
M. Berthaud se prit à considérer Leucé avec un intérêt ému. Il la trouvait séduisante, un peu animale, assez fruste pour n’être pas plus qu’un prétexte. Le studio lui plaisait beaucoup. Ils auraient chacun une clé et tous les jours, il viendrait ici en cachette. Il aurait la clé dans sa poche, il pourrait la toucher en présence des siens, des clients de la banque ou de M. Ephraïm et le contact le réjouirait secrètement. Il songea à certains hommes aux regards pleins d’une ironie lucide et d’une tranquille confiance en soi, qui les mettaient d’emblée au-dessus des autres hommes et leur livraient toutes les résistances. Ceux-là devaient avoir une clé dans leur poche.
Roberte, sans en faire la remarque, jugea que sa mère était injuste à l'égard de la bonne. Depuis six ans qu'elle servait dans la maison, Julia avait toujours bien travaillé. C'était une femme de quarante ans, hargneuse et taciturne, qui se dépensait à l'ouvrage avec un acharnement pesant. Quand elle faisait les cuivres, il semblait qu'elle dût leur tirer des gémissements. Comme elle était borgne, on la payait peu et Mme Berthaud lui en voulait de cette infirmité qu'elle ressentait vivement les jours de réception, car les invités pouvaient soupçonner qu'on avait une bonne au rabais, qu'on n'était pas très riche; et donner à penser qu'on n'est pas très riche est ennuyeux, là-dessus toute la famille était d'accord.
Le mariage n'est solide et heureux que s'il est une grande aventure pleine de risques et d'angoisses.