La rivière en hiver

Tous les jours il commence à travailler de bonne heure. Il est dans les bois avant l'aube, afin d'avoir fini à temps pour aller chercher les filles à l'école, un chalet en rondins d'une seule pièce, avec une seule maîtresse, depuis la maternelle jusqu'à la quatrième. Les effectifs sont en montagnes russes : quatre élèves une année, huit ou dix la suivante.
Certains jours Wilson arrive en avance. En hiver, il contemple la scène comme l'intérieur d'une boule à neige. Une volute grise sort de la cheminée. Une lueur dans les carreaux des fenêtres, même en plein après-midi. Chaque jour et chaque heure ressemblent à celui d'avant, compressés en blocs de glace sous le poids bleu de l'hiver. Quand il ne neige pas, c'est qu'il va neiger.

La spécialité de la maison était une boisson foncée au rhum, servie dans un grand saladier en terre où flottaient des quartiers de citrons éclatants.

Tous les trois ou quatre ans, je la sors et je la regarde; je m'étonne parfois de ces choses non vues, non sues, non déclarées, qui nous quittent sans cesse, nous abandonnent constamment, petit à petit, un souffle après l'autre. Parfois, mais pas souvent, nous nous réveillons en sursaut, stupéfaits de les voir s'en aller.

Le paysage qui s'étendait au-delà était entièrement différent : vu de l'étage, au-dessus de la canopée, c'était une splendeur. Les arbres avaient déjà perdu une partie de leurs feuilles, mais celles qui restaient créaient une mosaïque de rouge et d'or, une beauté capable d'apaiser une âme tourmentée.

La route était couverte d'un mélange de grêlons et de feuilles, certaines montrant leur face vert vif, d'autres leur pâle envers argenté.

Sur notre gauche, vers l'ouest, une trouée est apparue dans le brouillard, une trouée de ciel bleu pâle, et par cette fente un rayon de lumière dorée a illuminé la forêt à nos pieds. Ce rayon était la seule chose visible dans l'orage. Le vent soufflait vers le nord, dans la direction où nous allions, et durant un bon moment le rayon de lumière s'est déplacé avec nous. Il révélait à mesure d'autres pans de la même forêt intacte, non coupée. Et il donnait l'impression que cette forêt non coupée ne se terminerait jamais. En moins d'une minute, le rayon a filé plus loin -- le vent soufflait à cinquante kilomètres-heures --, mais cette vision est restée gravée dans mon esprit; ni Matthew ni moi n'en avons parlé; nous nous sommes arrêtés pour la regarder, comme si nous doutions de ce que nous voyions.

Nous faisions sans doute la sieste sur son lit d'autrefois dans la chambre obscurcie, les stores baissés et l'unique bloc de climatiseur encastré dans la fenêtre bourdonnant et cliquetant.

Que notre cerveau doit être vaste, pense-t-elle aujourd'hui, pour se rappeler des choses aussi infimes, fondamentalement inutiles et éphémères!

J'ai battu en retraite loin du cercle de lumière brûlante, rugissante, j'ai gravi la pente d'une colline proche, à la lisière de la forêt. L'obscurité m'a apaisé.

D'après lui, (frère Janssen) la plus belle aventure de l'existence était celle qui vous initiait au doute ; pour connaître Dieu, il fallait se perdre, il fallait se retrouver en pleurs dans le désert. Alors seulement, nous pouvions commencer de saisir la beauté de cette même solitude divine qui nous avait crées. Une solitude si profonde qu'elle n'était même plus de la solitude, disait-il.