L'existence d'un homme, qui serait un homme comme un loup est un loup, comme un brochet est un brochet, est devenue scandaleuse. C'est un scandale récent, dû au fait que les modernes ne se croiraient pas vivants s'ils n'étaient classés, répertoriés, mensurés, photographiés, radiographiés, testés, analysés, empaperassés...
Indulgence plénière à l'Esquimau nourri du lard de phoque et vêtu de sa peau ! Mais honte aux glorieux de la gibecière, remitraillant de flashes leurs "tableaux" de plume et poil ! Honte aux enfilades d'alouettes, au fureteurs, aux enfumeurs, aux tendeurs, aux amateurs de cornes, défenses et autres "massacres", aux spectateurs de curée ou de fouaille jouissant du pur spectacle d'une bête éventrée dont les chiens se disputent les tripes.
" - Si je ne m'abuse, la Chronique du Palais a récemment relaté un cas du même genre : celui d'un escroc, arrêté à Grenoble, qui a disparu après avoir purgé sa peine.. "
La voilà lancée. L'Histoire arrive à la rescousse. Souvenons-nous tout de même qu'avant l'ordonnance de Villers-Cotterêts, signée en 1539 par François Ier et obligeant les curés à tenir des registres, la situation aurait paru banale. L'existence d'un homme, qui serait un homme comme un loup est un loup, comme un brochet est un brochet, est devenue scandaleuse. C'est un scandale récent, dû au fait que les modernes ne se croiraient pas vivants s'ils n'étaient classés, répertoriés, mensurés, photographiés, radiographiés, testés, analysés, empaperassés... Sous Louis XIV, messieurs, en 1670, lors de l'épuration de la Cour des Miracles où les filles vêlaient encore sans souci de filiation, les sbires de La Reynie ont découvert des dizaines d'enfants sans état civil. Mais après tout, l'enfant perdu, l'enfant trouvé, l'enfant abandonné à l'Assistance publique portent souvent des noms qui ne sont pas, génétiquement, les leurs. Née de parents inconnus, baptisée Damien par l'administration, devenue Renoux par adoption, désadoptée, redevenue Damien, puis par mariage Sarrazin, qui était la célèbre Albertine, Algérienne dont on ne sait pas si elle était de sang arabe, français ou espagnol ? Et qui était l'amnésique de Rodez surnommé le soldat inconnu vivant ? Qui était le solitaire de la forêt de Basse-Saxe, précurseur du nôtre, réfugié dans une tannière durant une décennie ?
Un corbeau - un jeune de l'an passé, sans doute - s'envole sans bruit d'une souche et plus loin se fait piquer dessus par trois autres : punition méritée, due au mauvais guetteur qui à notre approche n'a pas poussé le cri d'alarme. J'en connais d'autres qui sont ou se sentent coupables !
" - J'aimerais qu'au moins vous me compreniez, vous. Alors que s'accroît la multitude, tout le monde se plaint de sa solitude. Et en même temps les gens ont besoin que d'autres gens les gênent, les limitent, pour se sentir exister... Curieux ! Puisque de toute façon, chacun vit en soi une réclusion à perpétuité, autant s'y faire ! "
Et un rire, un vrai rire accompagna la boutade.
" -A ma connaissance Dieu est seul de toute éternité, il s'y est très bien fait, et les hommes ayant été créés à son image..."
La pause qui suivit dura bien deux minutes. Puis il reprit :
" - Chacun de nous est unique aussi, paraît-il. Pourtant ce n'est plus l'être qui compte, mais l'avoir. Sommés de consommer, vous êtes accomplis, vous êtes possédés par ce qui vous appartient. Moi, c'est le luxe inverse qui m'intéresse: vivre sans biens, sans règle, sans sécurité, sans ambition, sans mémoire, sans nom...
- Presque sans toi en somme! " dit Claire.
Mais le fond de l'affaire, n'est ce pas plutôt le choix d'une vie fruste, dépouillée, solitaire, anonyme, dans la fierté d'être autre, de n'appartenir qu'à soi-même et à la nature ? Disons mieux : à l'église verte. (chap. 30)
Le faune est sympathique, mais il ne brandit pas le drapeau couleur de feuille, il ne jette pas d'anathèmes ; il semble se contenter de fuir les quatre boîtes - studio, radio, auto, bureau - pour retourner tout seul au paléo. (chap. 9)