Du bon Bellemare comme on l'aime. le récit est conforme à ce qui nous est promis dans la quatrième de couverture. de facture classique mais tellement distrayant. Un bon moment de lecture
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Venise, dans la nuit de samedi. Mon amour, mon tendre et fou et cher amour, J’ose enfin vous appeler ainsi dans mon cœur et dans ces lignes qui volent vers vous. C’est lundi dernier que vous avez quitté le bateau, sur ma demande, et cela me semble une éternité. Déjà la minute suivante, vous me manquiez. Toute la nuit, j’ai essayé de regarder jouer aux cartes cet homme qui est mon mari, et je ne voyais que vous. Au matin, je lui ai dit la vérité : il a été le premier à m’avoir demandée en mariage, et je l’ai épousé pour fuir ma famille. Que je puisse tomber amoureuse d’un autre homme (car je vous aime, Franklin) pendant mon voyage de noces, c’était le signe d’un bien mauvais mariage, que les années ne pourraient pas arranger. J’aurais été déloyale de ne pas le dire. Mon mari m’a rendu ma liberté avec une froideur un peu méprisante. Je la mérite certainement, mais, à vrai dire, je m’en soucie peu : c’est à vous, Franklin, que je pense à chaque seconde. Je suis remontée à Venise pour réfléchir.
Chew n’a pas le physique de l’emploi : à
cette époque, il ferait plutôt penser à un singe capucin au front prématurément
dégarni et sa belle le dépasse d’une tête. C’est grâce à l’astuce et à la
poésie qu’il la séduit.
Il visite régulièrement les parents pour leur
apporter des informations commerciales précieuses pour eux : fournisseurs
au meilleur prix, échantillons d’étoffes introuvables… La jolie demoiselle est
présente, pour apprendre le métier et, à chaque occasion, Chew laisse échapper
devant elle des considérations très romantiques sur la vie, le monde, la
nature. Ce sont des pages entières d’auteurs de toutes origines qu’il puise
dans sa formidable mémoire. Mais c’est si beau ! La belle en oublie le
physique ingrat du minuscule Cantonais, elle est conquise.
Nous nous téléphonions uniquement pour les
anniversaires, les fêtes. On n’est pas très “famille”, chez nous. Et pourtant, depuis toute petite, il y avait comme une sorte de lien télépathique entre nous : chaque fois que l’une n’allait pas bien, physiquement ou moralement, l’autre le savait, même à des kilomètres. Et là, dans la nuit du vendredi, j’ai eu envie de l’appeler. Je ne l’ai pas fait parce que son téléphone était en bas, dans lacuisine. De sa chambre, elle ne l’aurait pas entendu. Et puis, le samedi matin, la mauvaise impression s’était dissipée. La logique avait repris le dessus. Je savais ma mère en parfaite santé, à soixante-dix ans.
Apparition est le mot juste. Elle est tout simplement divine, du moins aux yeux de Franklin. Mince et souple comme un
roseau du Nil, prête semble-t-il à ployer sous le moindre souffle de vent pour se redresser ensuite. Elle est vêtue de blanc, et c’est seulement ainsi que Franklin la verra : robe blanche, et, sur ses cheveux d’un roux très clair, une large capeline, blanche aussi, d’où s’échappe un foulard de
mousseline qui s’enroule autour de son cou.
Franklin est ébloui et, dès cette seconde, il a l’intime certitude que, toute sa vie, il ne pourra se passer de cette femme. Les premiers pas sont difficiles, timides, guindés.
Lorsque M. Chew “voit” une situation, il ne laisse pas vraiment aux autres la possibilité d’avoir une opinion différente.
Voici donc ce qu’il a bel et bien décidé, et cela depuis un bon moment déjà : il estime que si Pierre Courtois a fait ses preuves sur le plan humain, par sa conduite au combat, puis par son dévouement pour sa mère, on peut néanmoins se poser des questions sur sa capacité à gérer son avenir. Or, M. Chew veut pour sa fille une existence digne de celle qu’il a pu lui procurer jusque-là. Et il compte bien que l’époux qu’elle choisira saura assurer cette aisance, pour elle et leurs enfants.
Pierre Bellemare se raconte sur Livesque du Noir à propos de "Ils ont vu l'au-delà"