Lequel de nous quatre est le plus intimidé ? Moi, à coup sûr, vu la nuit blanche que je viens de passer à attendre ce rendez-vous. Mais aucun ne donne l’impression d’être franchement à l’aise. Nous nous regardons en chiens de faïence, assis dans deux canapés en vis-à-vis, sans même chercher à faire connaissance.
Mathilde Pellerin a l’air de se demander ce qu’elle fait là. Une fois ou deux elle s’est redressée comme pour partir, sans savoir elle-même ce qui la retenait. Je crois que ce qui la gêne dans la situation est d’ordre purement physique : ces trois corps d’hommes qui se sont imposés d’eux-mêmes dans ce bureau minable. Trois regards inconnus. Scrutateurs.
Jérôme Durietz, lui, on sait très bien ce qui le maintient cloué sur ce canapé : le besoin de fric. Certains peuvent afficher un souverain mépris face à leur propre indigence mais Durietz n’est pas de cette race-là et se trahit au moindre geste. Il a caché ses poignets de chemise en nous serrant la main, il a fait semblant de chercher de la monnaie au fond de ses poches devant la machine à café, et quand je lui en ai offert un, il l’a siroté comme s’il n’en avait pas bu depuis trop longtemps. J’ai eu envie de lui avancer un peu d’argent, rien que pour le voir se détendre, parce que sa façon de calculer chaque instant a vite commencé à me porter sur les nerfs. Dieu seul sait où ils sont allés le dégoter.
Celui qui m’intrigue le plus, c’est Louis Stanick. Le seul qui ait essayé de mettre tout le monde à l’aise avec un petit speech, façon doyen des jours de rentrée. Un privilège de l’âge, faut croire. Il a passé la cinquantaine de peu, il est grand et se tient droit comme un I, une moustache et une paire de lunettes en écaille lui donnent un petit air à la Groucho Marx. Il est le seul des trois dont j’ai retrouvé la trace dans les annuaires professionnels. Les cinq lignes qui lui sont consacrées dans le Larousse du cinéma disent qu’il a beaucoup travaillé en Italie dans les années soixante-dix, mais les titres de sa filmographie ne m’ont rien évoqué. De retour en France, il a écrit un long-métrage qui n’est jamais sorti, et puis plus grand-chose jusqu’à se retrouver ici, dans ce bureau bizarre. Son C.V. est tellement mince qu’il peut tenir sur un papier à rouler. Même si le mien n’en est qu’à la première ligne, je me fais le serment de ne pas finir comme Louis Stanick.
Si, par exemple, tu me racontes qu'un jour tu as dîné avec Jean Gabin, je ne te croirai pas. Mais si tu me racontes que tu as dîné avec Jean Gabin, qu'il a commandé une truite aux amandes, qu'il a mis toutes les amandes de côté parce qu'il n'aimait pas ça, et que tu les as picorées une à une sur le rebord de son assiette, ça ne peut être que vrai. Ca c'est l'inflation...
Je regarde les ténèbres, au-dehors. La douce musique des cités endormies s'élève. Pour mieux l'entendre, je m'accoude contre le rebord de la fenêtre.
Une forêt d'antennes et de cheminées, des milliers de toitures qui se découpent au clair de lune, des palais et des taudis qui se côtoient sans le savoir.
Je les devine, partout, eux, tous, cachés derrière les murs, enfouis sous leurs couvertures. Ceux qui dorment ont eut-être droit à la paix. Les autres sont les personnages d'un feuilleton qui revient chaque soir depuis la nuit des temps.
Les amants adultères vont jouer les gangsters en cavale. Les noceurs vont partir en croisade pour un dernier verre. Les médecins de garde vont effleurer des secrets de famille. Les égarés vont se chercher, et les élus se perdre.
La nuit va charrier son ordinaire de crimes inexpliqués et d'intrigues à tiroirs. Les acteurs ne manqueront pas de talent, ils sauront mentir et jouer la comédie. Ils iront jusqu'au bout de leur rôle, et les plus en verve seront déchirer le silence de leurs répliques inouïes. Pas question de rater un épisode, le monde des ténèbres est une histoire à suivre.
Et si jamais ils manquent d'imagination pour de nouvelles aventures, il leur suffit de regarder du côté de la boîte à images. Nous sommes là pour leur en donner.
L'interdit n'est pas forcément la faute, ni le courage de la faire. L'interdit c'est... c'est faire un geste libre, tout simplement. Un geste qui n'est dicté par aucun code, aucune revendication, aucune revanche. Un geste libre, c'est...
Jeter un violon par la fenêtre dans la quiétude du soir. Psalmodier dans une langue inconnue devant un miroir. Casser paisiblement des verres à pied tout en fumant un énorme cigare. Porter un chapeau grotesque et agir comme s'il était invisible.
En somme, risquer avec délice de passer pour un dingue aux yeux des autres. Enterrer du même coup le rationnel, le bon goût et la norme. Tout le monde sur cette terre a envie de faire un geste totalement absurde qui n'obéit à aucune logique. Il suffit de trouver celui qui est propre à chacun.
Moi, Marco, scénariste au petit pied, il m'arrive encore de rougir quand on me demande ce que je fais dans la vie. J'attends le jour où je pourrai clamer haut et fort que je suis un mercenaire de la péripétie, fictionneur diplômé et affabulateur professionnel.
Il y a ceux dont le désir de croire est si fort que tout souci de vraisemblance est un obstacle. Quand le réel vous largue en cours de route, comment garder la distance avec la fiction ?
La vie est une maladie grave. Au mieux, on peut espérer ne pas trop en souffrir en attendant la délivrance.
Le seul vrai combat de tout homme l’oppose à sa propre lâcheté.
Mais le bonheur, c’est connu, ne songe qu’à fuir dès qu’il entend son nom.
Qu'est ce que j'ai aime ce livre! Une vrai decouverte, un moment delicieux.