Une épopée inversée, une nouvelle Enéide, une nouvelle
Chanson de Roland, ou une Franciade à contre-pied ainsi que le proposent les quelques courts chapitres écrits sur le modèle ancestral des grands mythes plus seulement racontés le soir à la veillée mais posés, fixés, immortalisés sur les “feuilles qui parlent”, ces parchemins rugueux, ces livres apocryphes qui enferment les mots, les mots de la défaite et de la peur, les mots de la victoire et de la gloire, les mots des hommes avec leurs exploits, leurs rêves, leurs illusions, leur démentiel courage et leur infinie cruauté.
“Immortels habitants du lumineux Empire
Du firmament serein, du Pôle de splendeur,
Vous vous rappelez tous sans l'entendre redire,
Que de forts Quiténiens la brillante valeur
A des hauts faits sans nombre illustré leur histoire,
Et que ce peuple aura par la loi des Destins
Un grandiose avenir effaçant la mémoire
Des Assyriens, des Grecs, des Persans, et Romains.
Une épopée inversée parce que ce n'est plus le fier Enée, ni le courageux Roland, ni le puissant Charlemagne qui sont porteurs de l'héroïsme et de l'aventure, ce sont les Incas, ces Quiténiens venus du fond des âges et de la Cordillère des Andes, qui découvrent notre ancestrale Europe et qui s'y imposent, abasourdis de nos incohérentes querelles - étrange tout de même de s'entre-tuer aussi durement pour un problème de cuisine au lard – et fascinés par la beauté de nos patrimoines.
Alors, à travers leur regard, on relit les aberrations de notre vieux monde, ses malheurs, ses tragédies, sa violence, sa cupidité, son intolérance et son orgueil. L'impassible Atahualpa observe, écoute, apprend; et il apprend vite à déjouer nos antiques ruses et à user de nos éternelles obsessions et de nos ataviques passions: la puissance et l'or.
Avec lui et ses troupes, on traverse les pays du “dieu cloué”, “des feuilles qui parlent”, des “petits lamas blancs” et des “cannes à feu”. On croise Iñigo Lòpez de
Loyola, Luther,
Erasme,
Thomas More, Lorenzo de Médicis, Michelangelo, le Titien, les rois, les reines et les papes de ces temps obscurs, les paysans et les pauvres hères, la peste et la gravelle, les tempêtes et les tremblements de terre. Et, d'un bout à l'autre de l'Europe, c'est une telle diversité de combats, d'aventures, de débats et de réformes, qu'on se demande, au bout du compte, comme
Cervantès dans les dernières lignes, sur quel vaisseau fantôme nous a fait embarquer le conteur, loin, très loin de l'Histoire, et pourtant au coeur de notre histoire d'européen aux multiples identités, pour une traversée épique d'une mémoire renversée.