Et si l'Histoire avait eu un autre cours ? Si les vaincus du XVe siècle avaient été les vainqueurs, les conquérants les conquis, les colonisateurs les colonisés ?
Laurent Binet, qui avait déjà montré dans les deux livres précédents sa passion pour réécrire l'Histoire, élargit dans «
Civilizations » (à paraître très prochainement chez Grasset, avec ce « z » très aztèque du titre, mais aussi comme un rappel d'un fameux « S/Z », petit clin d'oeil barthesien à son précédent roman ?) considérablement son horizon, puisqu'il imagine rien moins que la découverte de l'Europe et sa conquête… par les Incas au XVIe siècle ! le roman débute, sous la forme d'une vraie-fausse saga islandaise – et ce n'est pas le moindre charme du récit que cette facilité de l'écrivain à apprivoiser les règles des différents genres qu'il parodie, saga, journal, chronique, à inventer ailleurs des « Incades » célébrant la geste d'Atahualpa et de ses troupes sur le modèle des « Lusiades » de Camões, avec vers et rimes !, à imaginer et à décrire de possibles et crédibles tableaux de Cranach, de Véronèse ou du Gréco – racontant le voyage d'une reine groenlandaise vers Cuba et les côtes de l'Amérique centrale et du Sud, son installation mouvementée dans ces parages, évoquant les cadeaux considérables qu'elle leur fait sans s'en douter, ce cheval, cet usage du fer, et cette possibilité de résister, par les anticorps, aux maladies, susceptibles d'enlever aux futurs conquérants leurs meilleures armes, semant les graines du renversement de l'Histoire… Puis, après avoir évoqué dans un imaginaire Journal de
Christophe Colomb sa déception à n'avoir pas découvert les Indes promises, mais à avoir perdu hommes et navires en cours de route, et son retour piteux dans la Péninsule hispanique,
Laurent Binet nous offre le meilleur de l'histoire avec ces Chroniques d'Atahualpa, l'épopée glorieuse et formidable d'un empereur Inca chassé du pouvoir et de ses territoires par son frère, mais destiné à devenir le futur chef du Saint-empire Romain Germanique, après s'être débarrassé de Charles Quint… Débarquant dans une Europe à feu et à sang, minée par les guerres de religion, les rivalités royales et les épidémies, en pleine évolution sociale et luttes des classes sur fond des premiers développements du capitalisme, l'écrivain fait, de manière assez crédible, du grand Inca un champion de la tolérance, acceptant l'existence des différentes croyances à côté de son propre culte du Soleil, mais aussi un grand réformateur, très vite respecté par les anciens opprimés. Et le roman devient le creuset d'une vraie relecture de l'Histoire, tant matérielle que spirituelle (on se réjouit des petits romans d'amour courtois ou plus charnel tissés dans le cours du récit, autant que d'une correspondance, aussi intellectuellement stimulante que savoureuse, entre
Erasme et
Thomas More !), en même temps qu'un appel à la justice et à la bienveillance en politique, très évidemment destiné à nos oreilles contemporaines… Quand finalement
Cervantès tombe amoureux de l'épouse de
Montaigne, avant de gagner un petit paradis cubain, on n'est pas très loin du « jardin à cultiver » cher à Candide. Ah, ce Binet-Voltaire (qui nous avait un peu déçu avec «
La septième fonction du langage », à cause de certain mauvais coup de griffe donné à
Michel Foucault), on se prend à rêver que le monde en germe qu'il invente ait pu enfanter le nôtre, une autre Terre que celle que nous connaissons !