Le rapport de Brodie

1970 dans l'oeuvre de Borges marque le retour à la nouvelle avec le rapport de Brodie qui inaugure la progressive fusion entre prose et poésie. L'amour qui clôt l'Aleph refait ici surface (dans l'Intruse) et permet peut-être de comprendre les raisons secrètes pour lesquelles ce thème est toujours resté en retrait dans son oeuvre en prose (un peu moins dans son oeuvre poétique).
Les protagonistes sont fugaces, les traditions détournées, le mystère omniprésent, l'histoire contredite : seule la poésie semble être un pilier générique.

Jorge Luis Borges nous livre un recueil de très bonne facture sous le signe de la rivalité et de l'affrontement : de la simple joute verbale entre universitaires au duel au couteau en passant par la rivalité amoureuse entre deux frères ou encore la haine réciproque de deux voisins amenés par un hasard pathétique de l'histoire à finir exécutés pour le même drapeau et j'en passe.

Si les récits sont d'une qualité indéniable et que ce livre nous révèle quelques pépites (l'intruse, l'évangile selon Marc), je leur préfère néanmoins les textes issus de l'Aleph et de Fictions chez le même auteur.

Un recueil de contes qui ne laissera pas de surprendre les habitués de Borges, où l'humanité des personnages vient faire écho à la cosmologie inquiétante des récits précédents du conteur.

Ici, point de fictions abyssales, de dédales insensés ou de casse-tête sémiotiques : les personnages, les lieux et L Histoire regagnent le devant de la scène, dans un jaillissement de vies brutes et singulières. On retrouve bien entendu la patine d'absurde recouvrant chacun des contes du Rapport de Brodie, mais on y sent avant tout palpiter le vécu, le singulier, l'unique. L'univers de Borges, après avoir révélé une formidable capacité d'expansion dans Fictions ou l'Aleph, révèle ici une force de concentration égale.

Les textes du Rapport de Brodie n'ont pas pour fondement une logique délicieusement outrée, comme on pouvait s'y attendre, mais bien plutôt une expérience aporétique, où l'absurde n'a pas besoin qu'on la lui fasse pour trouver sa place.

Cet ouvrage n'est peut-être pas représentatif de l'oeuvre de Borges telle qu'on aimerait la connaître, mais il témoigne d'une maturité et d'une élégance littéraire suffisamment rares pour être saluées.