Le bruit mouillé qui réveille Angel Roberts, c'est celui de l'eau qui se déchire sous le poids d'une cage qui tombe. C'est une trappe à homards, elle en est certaine ; elle a entendu des milliers de fois l'éclat de la mer qui se fend et se referme sur le piège, ce son chuitant comparable à celui d'un voile qu'on met en lambeaux.
(Incipit)
Elle tourne la tête, aperçoit sur l'onde les éclats lumineux que la lune dépose jusqu'au bout de la mer. Effrités près du homardier, ils s’opacifient en touchant l'horizon. Ceux qui habitent la terre en parlent comme d'un sentier d'argent, d'une route pavée de sequins mouvants, d'un tapis ornés de mille fulgurances. "Ils sont romantiques, disait sa mère. Il n'y a ni route ni argent dans les reflets que la lune couche sur l'océan. Essaie de les saisir et tu verras : ils te couleront entre les doigts ! La lune est menteuse et la mer est un leurre".
Au-delà des fenêtres, l'horizon s'étend dans la nuit, la mer éparpille les tessons lumineux de la lune comme autant de fragments insaisissables qui scintillent, illusoires, à sa surface.
Tu sais ce qu'on dit, ici ? Que la lune est menteuse, hiiii... pis que son reflet sur la mer, c'est l'argent des fous.
Qu'est-ce qu'on lègue à nos enfants ? Des mots qui font mal, des gestes maladroits ? Un désir d'être englouti par l'horizon ?
Cyrille Bernard m'a dit que le passé était fait de souvenirs séchés et durcis posés sur le comptoir de la cuisine. Il a dit que ces instants-là, dilués dans l'eau salée des chagrins, revenaient parfois à la surface de la mémoire et qu'ils écorchaient tout, à mesure qu'ils remontaient.
Depuis presque une semaine déjà, Cyrille Bernard n'a pas quitté son lit, alors il se fait un devoir d'aller lui raconter la mer. Les goélands qui plongent dans l'eau glaciale, qui font éclabousser dans le soleil paresseux des gerbes d'eau qui ressemblent à des éclats de givre. La vague qui se bat contre le gel matinal en s'ébrouant. Les remous de plus en plus rares des bateaux qui rentrent à la maison. Les petites plages anonymes désertées par les derniers estivaliers. La grisaille qui arrive à mesure que le jour perd des minutes au profit de la nuit. Le silence qui envahit la grève.
Depuis qu’il est en Gaspésie, la mer lui monte dans les veines. Froide et dure, boréale et spectaculaire.
Le vent baisse lentement avec la fin de l'après-midi, comme fatigué par sa journée de travail à fouetter la mer, à brasser l'écume, à tenir les vagues en éveil.
Les souffrances qu'on se fait à soi-même, c'est pire que tout le reste. Hiiii... ça prend ben de l'horizon pour calmer nos tourments !