Il y a tellement de morts enterrés là-bas que si les arbres repoussent, les branches porteront des crânes.
Il longe leurs barbelés, maintenant ; il s’arrête pour évaluer la direction et la distance. Il ne s’est pas trompé : il se sent invincible, prend soin d’évaluer régulièrement son avancée. Impeccable. Le souffle régulier, des yeux de busard. Il est tout près et ils n’ont rien vu : ils sont juste là, de l’autre côté des barbelés. Elijah ferme les yeux, se laisse flotter à leur rencontre.
Ainsi vont la vie et la mort, avec leur cruauté stupéfiante.
Evoquer sa mémoire ne ferait qu’inviter la tristesse et la tristesse, par ici, monte aussi vite que la pluie dans les tranchées, jusqu'à tout noyer.
Je regarde les décombres autour de moi ; je me demande si ces lieux guériront jamais. J’essaie d’imaginer le paysage d’ici à dix ans, cinquante, ou cent ; mais je ne vois que des hommes qui vont et viennent entre la plaine et les galeries creusées dans les collines, comme des fourmis lasses et furieuses, inventant sans cesse de nouvelles façons de s’entre-tuer.
« Il y a tellement de morts enterrés là-bas que si les arbres repoussent, les branches porteront des crânes. »
Moi j’imaginais qu’il tressait des histoires tout l’été, formant avec ses mots, d’invisibles filets qu’il jetterait sur nous, les longues nuits d’hiver.
Un obus est tombé trop prés. Il m’a lancé dans les airs et, soudain, j’étais oiseau. Quand je suis redescendu, je n’avais plus ma jambe gauche. J’ai toujours su que les hommes ne sont pas faits pour voler.
Chacun se bat sur deux fronts à la fois, l’un contre l’ennemi, l’autre contre ce que nous faisons à l’ennemi.
Le seul spectacle qui ne soit pas décourageant, en cet endroit, se trouve dans le ciel. Malgré le naufrage du monde au-dessous, les oiseaux continuent de voler comme si de rien n’était.