Citations sur Le Chemin des âmes (173)
J'ai longtemps prié Gitchi Manitou cette nuit-là , puis le lendemain : je l'ai remercié d'être toujours en vie, et pour la mort de mon ennemi. Depuis lors, j'arrive à tuer en sachant que je ne le fais que pour survivre , et tant que je dis mes prières à Gitchi Manitou : il comprend. Mon ennemi, lui, ne le comprend peut-être pas quand je l'envoie sur le chemin des âmes, mais j'espère qu'il comprendra le jour où je le rencontrerai à nouveau.
Mais je crois que là-bas, à Ypres et dans la Somme, le sol est tellement ravagé par les obus et les gaz empoisonnés que rien de bon n'y repoussera jamais.
Je vivais dans ma quatorzième année, cet âge où la vérité du monde commence à se dévoiler, mais où l'on n'a encore que les mots de l'enfance, qui sont impuissants à la décrire.
Je me dis que l'existence d'un soldat consiste à contempler le ciel ; à ramper sur terre pendant la nuit ; à vivre sous terre durant le jour.... Tu m'as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes ; et j'en viens à me demander s'il existe des liens entre leur monde et le mien. Il faut que je découvre si nous avons quelque chose en commun, une certaine magie, peut-être. Cela pourrait m'aider à m'en sortir.
"Il y a tellement de morts enterrés là-bas que si les arbres repoussent, les branches porteront des crânes. " L'idée me fait rire ; rire me fait mal. "J'ai déjà vu cela. Un jour, on a laissé un champ couvert de nos morts. Quand nous sommes repassés quelques mois plus tard, le champ était couvert de fleurs plus rouges que le sang. Il en poussait partout. Jusque sur les cadavres."
Il y a des endroits dans le monde, très loin d'ici, où des hommes ne songent pas à faire ce qu'Elijah et les autres, tous les nerfs tendus, attendent de faire. Il les imagine en cet instant précis, couchés près de leur femme ; il imagine des chasseurs indiens, levés dès l'aube, suivant une piste dans la forêt. Le silence a beau ne durer qu'un instant, pour Elijah, il se prolonge des heures, au rythme de son esprit qui bat comme une montre et de la médecine, dans ses veines, qui éclaire enfin le vrai sens de tout cela - avant que tout ne change, si brutalement, pour tant de vies.
S'il s'agit de tout prendre d'un coup et de mettre, ainsi, un terme définitif à la douleur, il faut m'y décider très vite ; il ne m'en reste déjà plus que pour quelques piqûres ; et je ne sais pas ce que je ferai quand ce reste aura disparu. Toute le matinée, tante nous emmène vers le nord à coups de pagaie réguliers, fredonnant à mi-voix quand elle n'apporte pas, dans mon monde assourdi, les récits de sa jeunesse. Mon corps réclame si fort la médecine que je ne cherche même plus à me cacher.
(P.228)
Le soir venu, je trouve un bon emplacement où camper. Cette première journée me laisse une impression étrange. A deux reprises, en arrivant à un coude de la rivière, dans cette forêt encore marqué par l'incendie, j'étais certaine de reconnaître des lieux que j'avais traversés voici peu, allant à la ville. A deux reprises, je n'ai retrouvé aucun de mes repères, comme si je passais là pour la première fois. cela me trouble : j'ai l'impression que Neveu et moi poursuivons un voyage bien différent de celui que nous avons commencé.
(P.170)
Le jour vient de naître : l’eau de la rivière est noire. Tout à l’heure, le soleil en montant la fera tiédir et lui donnera la couleur du thé.
Leur Noël s'étire toute une semaine jusqu'à la fête de la nouvelle année. Toutes ces bombances et cette joie forcée, m'aperçois-je, ne sont qu'un pauvre masque jeté sur la tristesse. On commente les évènements de l'année qui s'achève ; on forme le voeu que la suivante voie la fin de la guerre. Celle où nous entrons s'appelle 1918 : je sais que c'est le nombre d'années qui se sont écoulées depuis que leur dieu, disent-ils, est né homme.
Ce moment de tristesse et d'introspection déteint sur moi. Je n'aime pas la façon dont ils gardent la trace du temps. Ils se fondent en gros sur les lunes, mais leurs calendriers respirent une obsession de l'ordre qui me rappelle leurs tranchées : on y trouve des nombres qui ne signifient rien, des noms différents pour des jours qui se ressemblent tous. Moi, j'ai fait le compte : je vis parmi les "wemistikoshiw" depuis 27 pleines lunes ; je me bats au front depuis 19 pleines lunes. C'est long, et pourtant aucune fin ne se dessine à cette guerre qu'ils ont créée.