Qui peignait ainsi ? Une fille de dix-neuf ans dans son pyjama d'internat ? Qui connaissait de telles couleurs, qui pouvait s'emparer du paysage dans lequel elle venait d'arriver et en faire quelque chose de plus beau, plus fort, plus éclatant que le soleil qui envahissait la pièce ? Car il s'agissait assurément de la finca et de son verger, réinterprétés dans une débauche de couleurs et de formes dansantes, reconnaissables pour Teresa mais fondamentalement transformées.
C'était une des choses les plus extraordinaires qu'ait jamais vues Teresa. Certains des tableaux d'Isaac n'étaient pas mal, mais celui-ci, celui-ci se dressait devant elle comme une...personne. Ce n'était pas une question de réflexion, mais de sensation. La puissance de cette peinture la submergeait.
Elle s'ennuie très vite et elle aime faire sensation. L'Héritière des Condiments, la Garçonne Cocaïne, la Rebelle au Mari teuton.Tout ça est tellement tape-à-l'oeil !
Essoufflée, elle se tourna vers Teresa, radieuse. "Je n'ai pas ressenti ça depuis une éternité.
- Quoi donc ? demanda Teresa.
- Du bonheur."
Teresa acquiesça, mais trouvait cela simpliste. Harold n'était pas quelqu'un de facile à aimer. Il lui faisait penser à un scarabée enfoui dans le bois ou le plâtre des murs de la finca. Il fallait lustrer ses ailes dures, polir son armure avec un chiffon doux, nourrir et soigner son corps pour qu'il ne morde pas.
"Et les fiancés ! ajouta-t-elle avec un éclat de rire féroce. Ils sont tellement accessoires. Tu sais ce que veut dire "accessoire" ?
- Non.
- Secondaires. Pas importants. Ils ont des noms interchangeables, du style Philip, Ernest ou David. Ce n'est qu'un seul et unique visage flou, un homme sans contours. Le jour où j'ai dit que je ne voulais pas me marier, une de ces filles m'a répondu : "Tu ne peux pas comprendre, Olive. Tu es allée à Paris. Moi, je n'ai jamais dépassé Portsmouth." Comment peut-on être aussi bête ? Imaginer que se marier, pour une femme, c'est comme voyager !
- Peut-être ?"
Olive la regarda. "Il y a un tas de femmes malheureuses à Paris. Certaines sont les amies de mes parents. L'un d'elle est même ma propre mère.
- Ah bon ?
- Le mariage, c'est un jeu de survie", déclara Olive, et on aurait dit qu'elle répétait ce qu'elle avait entendu quelque part.
Elles sont tellement impatientes de s'enfuir, de changer de nom. Tout ça est tellement uniforme. Peut-être qu'elles aiment toutes se ressembler.
Les deux filles demeurèrent silencieuses un instant, à regarder les cerfs-volants tournoyer au loin. Teresa voulait juste que le temps s'arrête, qu'il n'existe rien d'autre que ce paysage et cette quiétude confiante. Avoir une amie pareille, il n'y avait rien de plus précieux au monde.
- Des sourires au bal, des pleurs dans la chambre. Elle est malade dans sa tête." Olive tapota sa tempe. "Et ici." Elle toucha son cœur. "Ça empire, ça va mieux. Puis ça empire de nouveau.
- C'est la fille d'une Gitane..
- Une Gitane ? C'est romantique !"
Il haussa un sourcil. "Et la sœur d'un socialiste. Je ne sais pas ce qui est le pire pour elle.