Les filles au lion

"Et il n'y a pas que les pauvres...Les petits fermiers vivent de la terre, ils la font fructifier pour les propriétaires et, ensuite, on leur fait payer un loyer trop cher parce qu'ils ont rendu la terre plus productive, et ils ne peuvent plus se loger. Leur travail ne compte pas..
- Vous devriez faire attention quand vous parlez de "tyrannie", monsieur Robles, dit Harold. Si vous jouez les révolutionnaires, vous allez pousser les gens qui peuvent vous aider dans les bras d'un fasciste."

-Etes-vous communiste ? demanda Harold.
- Non. Je suis membre du parti de l'Union républicaine. Et la pauvreté est visible dans notre région, je n'invente rien. Des cabanes de boue séchée, dix ou onze enfants à l'intérieur, des hommes qui dorment dans les champs.

- Projetez-vous de faire la révolution, monsieur Robles ? demanda Sarah. Nous devrions peut-être vous appeler Lénine."

"L'action est peut-être la seule réponse, señora. Nous devons chasser la tyrannie.
- La tyrannie ? Quelle tyrannie ?
- Ici, la plupart des gens essaient seulement de planter leurs choux et de les manger en paix, dit Isaac. Mais à Arazuelo, beaucoup d'enfants ne vont pas à l'école car ils travaillent dans les champs. Il faut leur dire qu'on essaie de leur faire prendre des vessies pour des lampions.
- Des lanternes", corrigea Harold.

"On avait un projet. La terre, l'Eglise, l'armée, l'éducation, le travail...il fallait tout changer. Mais on est....comment dites-vous ? Cogidos ?
- Coincés", dit Olive, et Isaac la regarda de nouveau.

Le Padre Lorenzo est le cousin de la duchesse. Il s'intéresse plus au cadastre qu'aux livres de prières.

"Mon père trouve des hommes pour travailler sur ses terres, mais il ne choisit que les plus jeunes, les plus forts, pas les plus âgés,qui ont une famille. Alors, il y a encore plus de gens qui meurent de faim. Et dans ce pays, il n'existe aucune règle qui détermine le prix de votre travail, et la duquesa vous paie une misère. On a essayé de changer ça lors des dernières élections, mais c'est resté comme avant. Et si vous vous plaignez de la part de la récolte que vous recevez, ou de l'état de votre maison, la duquesa et les siens le sauront. Et vous n'aurez plus de travail.
- L'église les aide certainement, dit Harold.
- Vous voulez connaître un secret ? On raconte que notre Padre Lorenzo à une maîtresse dans le village d'Esquinas."
Cela fit rire Sarah. "C'est toujours le prêtre."
Isaac haussa les épaules. "On dit que le Padre Lorenzo veut privatiser les champs entre l'église et la maison de sa maîtresse pour que personne ne le voie quand il fait le trajet.

Les gens qui cultivent ses terres...comment dites-vous en anglais?...tienen un grand hambre..
- Ils meurent de faim", traduisit Olive.
Isaac la regarda, étonné, et une fois de plus elle sentit ce courant passer en elle, le frisson provoqué par son attention.
"Oui, dit-il. Par milliers. Dans toute la région.
-C'est affreux", dit Sarah.
Olive obligea mentalement Isaac à la regarder encore une fois, mais il se pencha en avant pour s'adresser à sa mère."Les hommes de la duquesa vous donnent un travail si vous promettez de voter pour sa famille, afin qu'elle continue à dominer. Les pauvres la supplient pour travailler sur ses terres, pour presque rien, car il n'y a pas de travail. Mais elle ne se souvient pas d'eux si leur femme meurt ou si leur mère tombe malade. Elle ne se montre qu'au moment des élections."

D'inconscients lapins traversaient le verger en bondissant et, tout au loin, dans les collines, un chevrier conduisait ses bêtes, les cloches autour de leurs cous produisaient des tintements atonaux et désynchronisés, un son apaisant car dépourvu de toute idée de représentation. Le fusil d'un chasseur claqua et des oiseaux s'envolèrent dans la plus grande pagaille, face à la splendeur rococo du matin andalou.

Le vent de l'aube avait arraché aux montagnes un impressionnant paysage de nuages au-delà d'Arazuelo, un ciel couleur œuf de cane, strié d'or et de rose.