Les filles au lion

Il n'y avait pas d'humour, pas d'esprit ni de force, pas d'utilisation excitante de la couleur, aucune originalité ni magie intangible. Aucun soupçon de secret, aucun jeu, aucune histoire. Ce n'était pas horrible. C'étaient deux femmes sur une carte de Noël.

Ils allaient d'un endroit à l'autre, comme si les couleurs, la composition, la ligne pouvaient lui parler à lui aussi.

La voix de Harold était intense et chaude, comme chaque fois qu'un nouveau tableau lui parlait. C'était comme une conversation silencieuse; le tableau l'animait lentement; il parcourait son esprit en tous sens; et Harold s'acharnait dessus, comme le ferait un enfant avec un bonbon à sucer, il goûtait sa saveur, il émoussait sa surface pour se rapprocher, inexorablement, du centre.

Du xérès renversé, ici où là, attirait des colonnes de fourmis.

Dans le verger, les graines de Teresa poussaient; de minuscules feuilles émergeaient des sillons fertilisés qu'Olive et elle avaient parcourus en janvier dernier. Les chênes-lièges et les châtaigniers étaient d'un vert plus profond et le soleil un peu plus chaud de quelques degrés. Même si les fleurs n'avaient pas encore éclos, que l'air restait vif, Teresa sentait l'odeur de l'hiver qui s'en va, cette perception inexplicable qu'a le corps du passage à la plus prometteuse des saisons.

Elle se sentait démultipliée, comme si une porte, longtemps cachée en elle, s'était ouverte, dévoilant un couloir sinueux, dans lequel elle courait.

L'endroit était désert, la plupart des villageois se trouvaient sur la colline, à se délecter de la musique et du manzanilla qu'ils avaient apporté par tonneaux entiers en guise de cadeau pour leurs hôtes. Olive et Isaac se retournèrent pour regarder le feu d'artifice qui avait commencé à exploser dans le ciel; rouge, vert et orange, gigantesques oursins, cascades.

"Vous devez avoir froid" dit-il et elle entendit qu'il était ivre lui aussi. Quand il ôta sa veste pour la déposer sur ses épaules, sa peau vibra, tout son corps faillit se fondre dans le plaisir provoqué par cette sollicitude et cette marque d'intérêt.

Gregorio fit tournoyer deux fillettes, qui poussaient des cris de joie, tandis que les guitares et le chant devenaient de plus en plus fiévreux. La voix de la femme ressemblait à un son très ancien ressuscité, et Olive se leva, en vidant ce qu'elle crut être un cinquième verre de champagne, mais qui était un alcool quelconque, une eau de feu qui lui enflamma le ventre. La voix de la femme était rauque et plaintive, parfaite, et, dehors, la nuit s'assombrissait, des papillons voltigeaient et venaient mourir au milieu des lampions. Dans cette pièce pleine d'inconnus, Olive se sentait plus à l'aise que jamais.

"Laissez-les jouer ! Je veux écouter cette magie ! Quiero oir el duende !"
Dès lors, la fête parut s'emballer. Le père et le fils qui étaient venus avec leurs guitares connaissaient des morceaux de flamenco, ainsi que des canciones populaires, et ils en jouèrent deux ou trois, entourés d'un large cercle d'invités, avant qu'une femme d'une soixantaine d'années s'avance et se mette à chanter, laissant monter de sa gorge un son de douleur et de liberté qui enfla. Pour la seconde fois ce soir-là, Olive eut la chair de poule. Cette femme tenait l'assistance sous sa coupe. Elle chantait en tapant dans ses mains des rythmes saccadés et percussifs, et des "Vamos!" fusèrent dans la pièce, les gens tapaient du pied et clamaient leur admiration.