C'était un sentiment étrange, que quelqu'un d'autre prenne votre vie en charge.
Je ne veux pas être mère, Elise. Je n'en ai pas le temps. Ça semble exiger beaucoup de travail. Je ne suis pas plus intéressé que ça. Je ne l'ai jamais été, en fait. J'aime bien leurs petits pieds et leurs petites oreilles. J'aime leur beauté. Mais ils finissent par grandir et leur unique but est de te quitter.
Les deux derniers mois de sa grossesse épuiserent Elise. Elle avait l'impression que son corps faisait dix-huit fois sa taille habituelle. Elle ne pouvait jamais dormir plus de trente minutes d'affilée car se tourner lui demandait plusieurs manoeuvres. Elle ne voyait plus ses pieds. Des parties entières d'elle-même disparaissaient à vue d'oeil alors qu'une autre partie - son ventre - ne cessait de grandir. Elle pensait parfois que le bébé ne sortirait jamais, qu'il resterait en elle à grandir et grandir encore, jusqu'à ce qu'elle entre en lévitation ou explose.
Elle n'était pas certaine de savoir pourquoi elle venait rencontrer un illustre inconnu, mais elle se fiait souvent aux suggestions des autres.
On dit souvent d'une femme qu'elle est insensée de se prétendre maîtresse de son temps. Son corps a d'autres projets en réserve. Quand il s'agit des enfants, les gens répètent bêtement : "Ce n'est jamais le bon moment" - mais je rétorquerais qu'il peut aussi y avoir de mauvais moments. Quand il n'est pas question de leur propre corps ou de leur propre vie - de leur temps à eux -, les gens ont tendance à généraliser allègrement, voire à prioriser le mythe du bébé parfait au détriment des existences intriquées qui évoluent déjà sur cette planète.
Elles passèrent devant un immense donut métallique tournant, érigé devant un restaurant. Le donut, bulbeux à souhait et aussi haut qu'un éléphant, avait rouillé sur son mécanisme. Paralysé mais très présent, il les surplombait, inquiétant ; Elise tenta de prendre une photo mais le taxi était déjà loin et le donut ne ressemblait déjà plus qu'à un minuscule bonbon à la menthe.
Je ne veux pas que vous ayez l'impression d'avoir cessé de travailler pour moi, simplement parce que vous ne voulez plus vivre avec l'homme qui vous a ensemencée.
Je sais que nous pleurons tous ce qui nous a échappé ; un amant, un enfant. Une vie différente. Mais par bien des manières, ma vie avait été un fantôme. Je devais la solidifier, si je voulais un jour bâtir une existence pour quelqu'un d'autre.
J'avais assisté aux funérailles de la mère d'une amie, j'avais regardé le cercueil disparaître derrière un rideau, mon amie regardait elle aussi, le visage rendu méconnaissable par la tristesse. La perte de ma mère était pour moi une forme de douleur tout aussi palpable bien que différente. La version de mon chagrin était une boîte verrouillée, une maison dont je ne possédais pas la clé, un lieu sur une carte dont je ne savais pas prononcer le nom.
Tout au long de votre enfance,les gens vous disent qui vous êtes, comment vous serez,et cela reste ancré en vous.