Citations sur Le Désert des Tartares (209)
Hélas ! il ne ressent pas de grands changements, le temps a fui si rapidement que son âme n'a pas réussi à vieillir. Et l'angoisse obscure des heures qui passent a beau se faire chaque jour plus grande, Drogo s'obstine dans l'illusion que ce qui est important n'est pas encore commencé.
Jusqu'alors, il avait avancé avec l'insouciance de la première jeunesse, sur un route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s'écoulent, lentes et légères , si bien que nul ne s'aperçoit de leur fuite.
Un univers bien plus absorbant,sans autres splendeurs que celles de ses lois géométriques.
Jusqu’alors, il avait avancé avec l’insouciance de la première jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s’écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s’aperçoit de leur fuite. On chemine placidement, regardant avec curiosité autour de soi, il n’y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne vous presse, et personne ne vous attend, vos camarades aussi avancent sans soucis, s’arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons, les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent l’horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à palpiter de désirs héroïques et tendres, on goûte l’espérance des choses merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu’un jour on les atteindra.
Son existence s’était passée là-haut, isolée du monde ; pendant plus de trente ans, il s’était privé de toute joie pour attendre l’ennemi et, maintenant que celui-ci arrivait enfin, maintenant, on le chassait. Et ses camarades, ses autres camarades, ceux qui avaient mené là-bas en ville, une vie facile, joyeuse, les voici à présent qui arrivaient au col, avec des sourires méprisants et supérieurs, venus moissonner de la gloire.
Il est difficile de croire à quelque chose quand on est seul et que l'on ne peut en parler avec personne. Juste à cette époque, Drogo s'aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l'un de l'autre, malgré l'affection qu'ils peuvent se porter; il s'aperçut que si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit; il s'aperçut que si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie.
Au fond une simple bataille lui eût suffi, une seule bataille, mais sérieuse ; charger en grande tenue et pouvoir sourire en se précipitant vers les visages fermés des ennemis. Une bataille, et ensuite peut-être il eût été content toute sa vie.
Absurde, inattaqué par les années, se maintenait en lui, depuis sa jeunesse, cet obscur pressentiment de choses fatales, une profonde certitude que ce que la vie avait de bon n'avait pas encore commencé.
C'était l'heure de l'espoir, et il se redisait les héroïques faits d'armes qui probablement ne se réaliseraient jamais, mais qui servaient pourtant à donner le courage de vivre.
Au fur et à mesure que s'amassaient l'une sur l'autre les pages grises des jours, les pages noires des nuits, l'angoisse de ne plus avoir le temps augmentait chez Drogo et chez Ortiz (et peut-être aussi chez quelques autres vieux officiers). Insensibles à la fuite des années, les étrangers ne bougeaient jamais, comme s'ils eussent été immortels et qu'il leur fût indifférent de gaspiller par jeu de longues saisons. Le fort, en revanche, contenait de pauvres hommes, sans défense contre les attaques du temps, dont le terme ultime s'approchait. Des dates qui, jadis, avaient paru invraisemblablement reculées, apparaissaient brusquement au proche horizon, rappelant les dures échéances de la vie.