Avant d'entamer la lecture de «
Le partage des Eaux », j'ai dû me documenter, car de prime abord cette lecture me paraissait trop cryptique, trop complexe.
Une fois le roman mis dans un certain contexte, j'ai vu nettement plus clair : Carpentier fût un grand voyageur, musicologue, écrivain, immiscé de plein dans le surréalisme à Paris entre 1928-39 tout en étant fasciné par le baroque; il résida à Caracas (Vénézuela) pendant plusieurs années, a fait deux voyages d'exploration en Amazonie; il fût initié à l'Anthropologie par son amitié avec Levy Strauss et surtout
Michel Leiris; il possédait une immense culture générale, surtout musicale. A noter que ce roman été écrit pendant la période sombre du début des années 50.
Il était très lié à
Robert Desnos et au mouvement des surréalistes qui, entre autres choses, cherchaient le réel merveilleux; Carpentier expliquait que ce concept, de réel merveilleux, existait de façon intrinsèque dans toute l'Amérique Latine.
Lors de son séjour au Venezuela, il a fait 2 voyages en pirogue, avec 2 amis, au coeur de l'Amazonie, afin de s'approcher de quelques tribus primitives et d'étudier leur approche à la musique.
Cette expérience l'a marqué de façon très forte; il a d'ailleurs écrit que cette rencontre avec la Nature a été digne du quatrième Jour de la Création, un jour complètement baroque nécessitant un langage tout aussi baroque pour pouvoir être décrit. Carpentier affirmait que dans la profondeur de la jungle il avait entendu tous les sons déjà connus par l'Homme.
L'un des sujets de ce livre aborde la confusion entre le réel et la fiction, entre le naturel et l'artificiel, entre la vérité et le mensonge, entre l'authentique et le faux, entre visage et masque.
Mais le grand thème est le métissage culturel, et cette idée, selon les experts, a permis d'élargir le genre littéraire en Amérique Latine.
«
Le partage des Eaux » est un roman d'apprentissage avec un voyage initiatique qui est écrit comme un journal de bord. le protagoniste, sans nom, part à la recherche, tel un Ulysse américain, d'une musique primitive et de ses instruments. Pour cela, cet homme va s'éloigner de la tradition occidentale; après une prise de réalité avec l'Amazonie, il fera un retour en arrière, vers les origines du Monde, vers la Genèse.
Comme dans la Genèse, le texte s'articule en 6 grands chapitres divisés en 39 séquences qui vont donner une entité cyclique. L'axe structurel du roman est la réversion du temps, car le protagoniste fait un voyage qui l'éloigne, peu à peu, du temps réel.
D'autre part, le réel merveilleux est au centre de l'oeuvre de Carpentier, un concept qui lui permet une mise à distance avec l'Occident; c'est le syncrétisme des cultures américaines, résultat d'une perception du temps différente.
LE PARTAGE DES EAUX: un protagoniste sans nom, musicien, est un homme malheureux, un artiste frustré dont la vie monotone s'écoule entre une épouse (Ruth) qu'il n'aime plus, et une maitresse (Mouche) avec laquelle il n'a que des ébats physiques.
A l'occasion d'un congé de 3 semaines on lui demandera de partir au coeur de la forêt amazonienne à la recherche d'instruments de musique au sein des peuplades primitives.
Il partira avec Mouche, une femme exubérante qui se prend pour une intellectuelle en Astrologie, surréalisme et happenings. Mouche ne résistera pas physiquement au voyage.
Au cours de cette traversée, le protagoniste connaitra et aimera Rosario, une métisse ( c'est le personnage inspiré d'une indienne de la tribu piaroa que Carpentier a photographiée et qui a servie pour la description physique de Rosario), une femme de la jungle, sensuelle, en parfaite harmonie avec le paysage et le mode de vie au sein du village fictif de Santa Monica de los Venados. Rosario synthétise le métissage culturel et physique de l'Amérique Hispanique, ce que Carpentier appelle « le paysage culturel du réel merveilleux ».
A chaque étape du voyage, le protagoniste rétrocède dans le temps : du contemporain, il passe au temps de son enfance et plus loin, il va se situer des siècles en arrière par un procédé d'analepse, travaillant la mémoire avec une mise en abîme.
C'est une fabuleuse aventure, mais dangereuse, que le protagoniste-musicologue décrit comme une symphonie avec pléthore de sons en même temps qui évoque les grands thèmes de l'Apocalypse.
Il y a d'autres personnages qui symbolisent plutôt des idées, Carpentier n'étant pas intéressé par l'étude psychologique ni par les descriptions physiques détaillées.
Au fond de la jungle, le protagoniste trouvera un vrai foyer, une vie naturelle, le bonheur d'aimer et la liberté de créer sa musique (Carpentier nous livre sur un plateau l'idée rousseaussiste du « bon sauvage »?).
Mais le destin a décidé autrement.
Un retour temporaire à la civilisation prend un ton nettement surréaliste, utilisant le flux de conscience et l'écriture automatique.
Quel roman complexe, riche, symbolique, faisant état de l'immense culture de l'auteur.
J'ai été frappée par la surabondance dans le texte du chiffre 3. Si je ne me trompe, au moins 14 fois ce chiffre est attaché à l'action ou à l'énumération de quelque chose. Ceci a-t il une connotation maçonnique, comme par exemple les 3 degrés qui mènent aux 3 Lumières ?
Alejo Carpentier a réalisé une triple fonction en tant qu'écrivain américain : il a été romancier, chercheur et historien.
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