Car telle est bien la nouveauté du siècle romantique : c’est l’apparition scandaleuse du Satyre à la table des dieux, la manifestation publique des êtres sans nom, sans possibilité d’existence, les esclaves, les nègres, les monstres, l’araignée, l’ortie. Faut-il reconnaître la formation d’un goût étrange et dépravé pour le malheur ? Voici que les choses tristes et les êtres difformes, sinon la pensée des choses tristes et le fantôme des êtres difformes, trouvent droit de cité devant le cœur humain. Et celui-ci semble se complaire à ces apparences. Est-ce par une extension aventurée et maladive de son besoin d’aimer ? Ou faut-il faire appel à cette notion par laquelle Emmanuel Kant reconnaissait en toute personne un temple de l’humanité, une fin en soi et non un moyen ? Notion qui deviendra l’idée abstraite, transcendantale, républicaine, de justice, c’est-à-dire, selon le métaphysicien Proudhon : « le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense (20) ».
L’élan irraisonné de l’amour et le besoin de justification philosophique semblent se mêler dans cette découverte des règnes inférieurs. L’esprit humain ne se contente plus d’examiner ce qu’il a jugé convenable d’examiner, mais tout ce qu’on lui a caché ou qu’il s’est caché à lui-même, et que le développement de son industrie fait brusquement surgir avec une évidence implacable. L’impossibilité où il se trouve désormais de ne pas reconnaître la frêle puissance des misérables réveille, derrière ceux-ci, tout un cortège de peines et de larmes. Il se souvient de toutes les souffrances infligées, il rencontre partout des victimes, des êtres faibles, désarmés et contraints et qui n’ont pour eux que cela, leur faiblesse, leur écrasement. Il ne sait pas dire encore que le malheur est injuste, il ne sait pas si ce terme a un sens. Ni qu’il aime le malheur, ni si cet amour est un sentiment avouable. Mais le malheur est là, de même qu’à certains moments de l’histoire humaine, apparaît un continent, un corps chimique, l’Amérique, l’électricité, le radium, les microbes, et dès lors il faut bien tenir compte de cet élément devenu réalité connue.
Les principes de 48 paraissent d’autant plus comiques qu’ils sont devenus officiels, que c’est sur eux que s’est fondé le régime qui, depuis plus d’un demi-siècle, gouverne la France, et enfin que leur instauration ne semble pas s’être accompagnée de terreur. Un régime n’est pris au sérieux que lorsqu’il est cruel. On oublie que celui-là est le résultat d’un compromis. On néglige la tension qu’il renferme et implique. On ne veut pas savoir qu’il est, lui aussi, comme tant d’autres régimes, né dans le sang. Mais non pas dans le sang des tenants et des privilégiés d’un régime antérieur, ainsi que les régimes nés d’une révolution, mais dans le sang de la révolution même, surprise dans son élan. Les principes de 48 ne sont pas une espèce d’évangile doucereux et solennel, une révélation immuable, toute formulaire et rituelle, et qui servirait à orner l’éloquence innocente, et, par là même, dérisoire, des distributions de prix et des comices agricoles. Il faut les considérer, à leur naissance, comme ayant eu une valeur révolutionnaire, donc tragique, valeur qu’ils continuent de recéler en puissance et en acte. Le suffrage universel a pu être fixé dans une boîte que gardent, sur nos places publiques, des prestidigitateurs en redingote et à favoris : il reste une arme qui n’a pas perdu toute sa virulence possible ; il demeure doté de prestiges, dont les dangereux effets sont infiniment imprévisibles. Les idées confuses, grouillantes, excentriques, aventureuses de 48 se sont cristallisées en dogmes officiels, et on ne veut plus leur voir que ce caractère officiel, donc grotesque. Mais replacées à leur origine, elles retrouvent toute la richesse illimitée de leurs chances, leur signification profonde ; nous mesurons les bouleversements qu’elles allaient fatalement entraîner lorsque les deux sursauts de réaction de juin 48 et de mai 71 les suspendirent et, justement, les officialisèrent, les rendant ainsi, d’apparence et pour le moment, inoffensives.
Yougoslavie: Tito
Emission spéciale consacrée à un pays, la Yougoslavie et à un homme, TITO. Irène CHAGNEAU laisse alternativement la parole à l'écrivain et ancien résistant
Jean CASSOU puis à Daniel MAYER, député, ancien ministre, président du comité d'
action de
la résistance. Monuments, ruines, vestiges et détails architecturaux de ce pays sur un commentaire qui souligne l'influence de l'
orient et...