Les plus grands en ont parlé :
Paul Verlaine en a fait l'un de ses poètes maudits,
Baudelaire a célébré « [s]a chaleur de la couvée maternelle » et la considérait comme « la grande soeur des Romantiques », Lamartine lui consacra un poème,
Sainte-Beuve écrivit « qu'elle a chanté comme l'oiseau chante, sans autre science que l'émotion du coeur, sans autre moyen que la voix naturelle », et
Vigny ira jusqu'à dire qu'elle est « le plus grand esprit féminin de son temps » !
Marceline Desbordes-Valmore, toujours dans l'ombre de
Victor Hugo et
De Lamartine (poète qu'elle admire par ailleurs). Il est donc naturel que je ne la connaisse pas, ayant à peine entendu parler de Hugo et
De Lamartine à l'école, alors vous pensez bien,
Marceline Desbordes-Valmore ! Même pas sûre que mon prof de français savait de qui il s'agissait.
Mais pourquoi diable n'en parle-t-on pas plus? Eh bien très probablement parce que c'est une femme et qu'elle écrit comme une femme. Ses
poèmes ont pour thème la famille, le sentiment maternel, l'enfance, l'
amour, …. des thèmes généralement associés au genre féminin, alors même qu'ils recouvrent une réalité bien plus large. Ce sont en fait tout simplement des thèmes universels, que
Victor Hugo lui-même n'a pas hésité à aborder dans nombreux
poèmes. Et puis, comme trop souvent en art, les femmes sont considérées comme quantité négligeable par l'establishment, par la pensée dominante.
Marceline Desbordes-Valmore elle-même doutera de sa légitimité, elle écrira d'ailleurs un terrible : « Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire » qui me heurte chaque fois que je lis. Dans un poème adressé à Monsieur de Lamartine, elle dira:
Car je suis une faible femme ;
Je n'ai su qu'aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c'est mon âme,
Et toi seul découvres la flamme
D'une lampe qui v
a mourir.
Devant tes hymnes de poète,
D'ange, hélas ! et d'homme à la fois,
Cette lyre inculte, incomplète,
Longtemps détendue et muette,
Ose à peine prendre une voix.
Je suis l'indigente glaneuse
Qui d'un peu d'épis oubliés
A paré sa gerbe épineuse,
Quand ta charité lumineuse
Verse du blé pur à mes pieds.
Un sentiment d'infériorité, profondément ancré en elle, comme c'est le cas pour beaucoup d'entre nous, femmes artistes ou pas. Je pense cependant que les lignes sont en train de bouger. Je l'espère en tout cas, pour nos filles et nos petites-filles, mais aussi pour l'humanité entière. Fin de la parenthèse politique. Retournons à la
poésie.
Marceline est proche de nous. Alors oui, c'est une romantique, un courant qui n'est plus trop en vogue aujourd'hui, pour ne pas dire qu'il est complétement démodé. Elle laisse libre cours à ses émotions, à sa sensibilité ; elle parle avec nostalgie de l'enfance, cet âge de l'innocence, du
bonheur, cet âge de la perfection, avec ce très beau cri : « Oh ! qui n'a souhaité redevenir enfant ! »
Elle évoque la fuite du temps, dans les
poèmes « la fileuse » et « la fileuse et l'enfant », ou encore ses angoisses existentielles :
D'où vient-on quand on frappe aux portes de la terre ?
Sans clarté dans la vie, où s'adressent nos pas ?
Inconnus aux mortels qui nous tendent les bras,
Pleurants , comme effrayés d'un sort involontaire.
Où va-t-on quand, lassé d'un chemin sans
bonheur,
On tourne vers le ciel un regard chargé d'ombre ?
Quand on ferme sur nous l'autre porte, si sombre !
Et qu'un ami n'a plus que nos traits dans son coeur ?
Marceline Desbordes-Valmore aborde aussi la perte, celle d'un enfant, de la mère ou d'un amant, de retrouvailles dans la mort. Ses mots sont un baume qui adoucit nos peines et panse nos plaies :
Je suis ta mère : un noeud nous a tenus ensemble ;
C'est l'aimant divisé que l'aimant cherchera ;
La terre ne rompt pas ce que le ciel assemble :
Sous la vie, hors la vie, il nous réunira !
Sans oublier encore le très beau poème « les séparés », « N'écris pas ces doux mots que je n'ose plus lire … ».
Le tout s'exprime dans une communion avec la nature, où la poétesse retrouve l'exacte reflet de ses états d'âme. L'eau (source, ruisseau, rivière, puits,…) et
les fleurs sont omniprésentes : « Dans les roses peut-être une abeille s'élance : je voudrais être abeille et mourir dans
les fleurs ! »
Mais Marceline est aussi résolument moderne quand elle rapporte les événements qui ont lieu lors de la révolte des Canuts à Lyon en 1834 (probablement la première révolte ouvrière du monde industrialisé), faisant entrer la question sociale dans la
poésie. Elle joue alors, bien avant l'heure, le rôle de journaliste :
« Quand le rouge incendie aux longs bras déployés,
Etreignait dans ses noeuds les enfants et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J'étais là ! quand brisant les caveaux ébranlés,
Pressant d'un pied cruel les combles écroulés,
La mort disciplinée et savante au carnage,
Etouffait lâchement le vieillard, le jeune âge,
Et la mère en douleurs près d‘un vierge berceau,
Dont les flancs refermés se changeaient en tombeau,
J'étais là : j'écoutais mourir la ville en flammes ; »
Son propos va plus loin que la simple et fidèle relation des faits, puisqu'elle le teinte de ses opinions politiques, à l'instar de
Victor Hugo quelques dizaines d'années plus tard, clamant « Savez-vous que c'est grand tout un peuple qui crie ! », ou encore :
C'est la faim, croyez-en nos larmes,
Qui, fiévreuse, aiguisa leurs armes.
Vous ne comprenez pas la faim,
Elle tue, on s‘insurge enfin !
C'est la faim, croyez-en nos larmes,
Qui, fiévreuse, aiguisa leurs armes.
Vous ne comprenez pas la faim,
Elle tue, on s‘insurge enfin !
Elle va même jusqu'à certaines revendications, lorsque dans le Cantique des mères, elle n'hésite pas à interpeller la reine et à solliciter sa clémence où elle fait preuve d'un sentiment inédit : la sororité. Ainsi plusieurs fois elle prendra la parole au nom des femmes, au nom de ses semblables, et dénoncera la terrible condition des femmes et des mères en ce XiXème siècle . Comme dans ce choeur de femmes :
Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d'emporter nos meurtris.
Ils n'ont fait qu'un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous, ils étaient tous sans armes !
La modernité de
Marceline Desbordes-Valmore est présente jusque dans la forme : on est très loin du sonnet classique, des alexandrins, des rimes riches, du vocabulaire recherché. Non ici, on trouve des vers impairs et irréguliers, des rimes faciles ou pauvres, un vocabulaire simplissime (Zweig parlera du « frustre métal de la langue quotidienne »), qui rendent les
poèmes très musicaux, certains sont d'ailleurs chantants (et ont été mis en musique). Cette musicalité rappelle la
poésie du Moyen-Age, ou, annonce l'avènement de la chanson populaire.
À côté de cette musicalité des
poèmes, il faut bien sûr évoquer la place essentielle de la voix dans la
poésie de
Desbordes-Valmore (il n'est d'ailleurs pas étonnant de retrouver l'un de ses
poèmes dans l'anthologie «
les voix du poème » de
Christian Poslaniec et
Bruno Doucey ). Cette voix, celle de de l'ami , celle de l'être aimé, ou celle de la mère est omniprésente :
Si ta marche attristée
S'égare au fond d'un bois,
Dans la feuille agitée
Reconnais-tu ma voix ?
Ou encore
Ciel ! où prend donc sa voix une mère qui chante,
Pour aider le sommeil à descendre sur le berceau ?
Dieu mit-il plus de grâce au souffle d'un ruisseau ?
Une poétesse à découvrir donc. Et à lire avec modération, néanmoins ! En dépit de la beauté et de la délicatesse de certains
poèmes, en dépit des mots si doux que MDV pose sur la mélancolie et la perte, il faut savoir ne pas abuser des bonnes choses, au risque d'éprouver un certain sentiment de saturation.