Le monarque des ombres

Je compris...que je venais d'assister à un petit miracle... et c'est seulement alors que je réalisais que Manuel Mena cessait d'être pour moi une silhouette floue et lointaine, aussi raide, froide et abstraite qu'une statue, une funèbre légende de famille réduite à un portrait confiné au silence poussiéreux d'une remise poussiéreuse de la maison familiale vide, le symbole de toutes les erreurs et les responsabilités et la culpabilité et la honte et la misère et la mort et les défaites et l'horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion et le déshonneur de mes ancêtres, pour devenir un homme en chair et en os, seulement un garçon digne qui en était revenu de ses idéaux, un soldat perdu dans une guerre qui lui était étrangère et dont les raisons lui échappaient.

Il est mort pour rien, parce qu'on l'a trompé en lui faisant croire qu'il défendait ses intérêts alors qu'en réalité il défendait les intérêts des autres, et qu'il mettait sa vie en péril pour les siens alors qu'en réalité il le faisait pour les autres.il est mort à cause d'une bande de salopards qui empoisonnaient le cerveau des jeunes et les envoyaient à l'abattoir.

Même s'il est vrai que les vainqueurs écrivent l'histoire et le peuple tisse les légendes et les littérateurs affabulent, même la mort n'est pas indéniable. Ça n'a pas de fin, me dis-je, ça n'a jamais de fin.

Moi, je dis que tu ne devrais te sentir coupable de rien, parce que le sentiment de culpabiliser est la forme suprême de la vanité, et toi et moi, on est déjà assez vaniteux comme ça.

Moi, je dis que tu ne devrais te sentir coupable de rien, parce que le sentiment de culpabilité est la forme suprême de la vanité.

-Tu sais pourquoi j'ai fait de la politique, Percé? Parce que j'avais honte. Ma famille me faisait honte parce-qu'elle n'a pas empêché certains événements dans ce village.

Après un virage, je vis se dresser au loin les premières maisons du village, blanches contre le ciel bleu, avec la masse jaune du silo au premier plan, et je pensai comme toujours à ma mère. “La patrie”, me dis-je. Comme toujours, il me vint aussi à la mémoire ce passage du Quichotte où don Quichotte et Sancho Pança, presque à la fin du livre, regagnent leur village après une longue absence et où l’écuyer, l’apercevant à l’horizon, tombe à genoux pour donner libre cours à son émotion devant la patrie retrouvée. Je pensai alors que la patrie de ma mère était la même que celle de Sancho Pança, mais aussi que cette minuscule patrie n’était pas la patrie majuscule pour laquelle Manuel Mena avait donné sa vie, même si le même mot sert à désigner les deux.
J’étais encore en train de penser à ma mère, à Sancho Pança et à Manuel Mena quand nous laissâmes à notre droite le silo et la caserne de la garde civile et à notre gauche le nouveau cimetière et l’étang. Nous abandonnâmes ensuite la route pour entrer dans le village. Le silence y était absolu ; on ne voyait pas âme qui vive dans les rues blanches et parfaitement entretenues. Sur la place principale, il n’y avait qu’une voiture garée, mais le café était ouvert ou semblait l’être. Lorsque nous descendîmes vers le Pozo Castro, je demandai à David d’arrêter la voiture au coin de la rue. Je lui montrai une plaque. “Rue du sous-lieutenant Manuel Mena”, disait-elle.

Il était vrai qu'il avait lutté l'arme à la main pour une cause qui n'était pas la bonne, une cause qui avait débouché sur une guerre et une dictature, qui avait provoqué mort et destruction, mais il était tout aussi vrai que Manuel Mena avait été capable de risquer sa vie pour des valeurs qui, du moins à un moment donné, étaient pour lui supérieures à la vie, même si elles ne l'étaient pas ou même si pour nous elles ne le furent pas

D’ailleurs, peut-on être un jeune homme noble et pur et en même temps lutter pour une mauvaise cause ?
(p.141, chapitre 7).

On raconte que Manuel Mena répondait à sa mère qu'il n'avait d'autre choix que de partir à la guerre, qu'il ne pouvait pas se cacher chez lui tandis que les autres risquaient leur vie sur le front, qu'il devait se montrer digne et à la hauteur des circonstances et ne se dérobant jamais, qu'il allait les défendre elle, ses soeurs, ses frères et ses cousins, qu'il ne ferait que ce que les autres faisaient déjà, lutter pour ce qui était juste, pour sa famille, pour sa patrie et pour Dieu.