Travailler au corps la notion de justice dans un décor en or de polar bien noir, aux confins de la Catalogne et des Misérables de Hugo, pour y découvrir de nouveaux points aveugles.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/10/note-de-lecture-
terra-alta-javier-cercas/
Terra Alta. Dans un petit coin de Catalogne semblant avoir été (presque) laissé à l'écart d'une modernité rugissante, coin encore hanté des souvenirs de la si décisive bataille de l'Èbre, toute proche, lors de la guerre civile espagnole, un meurtre particulièrement atroce semble suspendre le temps : les époux Adell, fort âgés, richissimes à l'échelle locale et au-delà, principaux employeurs de la région, ont été massacrés après avoir été longuement torturés, dans leur maison familiale connue de toutes et de tous.
Alors que les suspects possibles sont à la fois trop et pas assez nombreux, dès que le paisible vernis de la bourgade se craquèle, l'enquête est confiée à un jeune policier, installé ici depuis quelques années, policier au destin chahuté et aux origines ô combien atypiques, devenu un héros national ayant besoin de discrétion depuis qu'il a abattu plusieurs terroristes en plein passage à l'acte, lors des attentats islamistes de Barcelone et de Cambrils en août 2017.
Sous le signe obsessionnel des « Misérables » de
Victor Hugo, réfutant la figure de Jean Valjean pour mieux célébrer celle de Javert, une forme rare de course à l'abîme s'engage, dans laquelle la justice individuelle et le destin collectif s'entrechoquent sauvagement, jusqu'à un dénouement à la fois parfaitement surprenant et totalement logique à l'aune de l'oeuvre perpétuellement enquêtrice de
Javier Cercas, dans laquelle le mort est si souvent prêt à dévorer le vif.
De nombreux commentaires, en Espagne et désormais en France, à la parution de «
Terra Alta » en 2019 (traduit en français en mai 2021 chez
Actes Sud par Aleksandar Grujičić et
Karine Louesdon), ont paru s'étonner de cette incursion très décidée (plusieurs suites étaient d'emblée prévues par l'auteur, la première d'entre elles, « Independencia », venant de paraître en Espagne en mars 2021) de
Javier Cercas dans le polar « pur et dur ».
D'autres chroniques, plus affûtées, à l'image de celle d'
Ariane Singer dans le Monde (ici), ont heureusement rappelé qu'une très grande partie de l'oeuvre de l'auteur à ce jour s'inscrivait puissamment dans le registre de l'enquête, et tout particulièrement de l'enquête historique criminelle, sur des faits impliquant violences ou meurtres : «
le mobile » (1987) est construit autour du crime de sang comme source d'inspiration, «
Les soldats de Salamine » (2001) est tout entier voué à une quête de vérité du passé qui ne serait pas la bonne, «
Anatomie d'un instant » (2009), bien que travail historique intégral ou presque, épouse sans barguigner les codes majeurs du thriller d'espionnage, «
Les lois de la frontière » (2012) déconstruisent le faux romantisme souvent créé de toutes pièces autour de certains personnages de bandits contemporains à partir d'un cas concret bien réel, tandis que «
L'imposteur » (2014), dans sa tentative de compréhension du mystère d'un mensonge personnel propulsé à grande échelle, se retrouve à son tour à épouser la méthodologie d'un juge d'instruction pratiquant le contradictoire et la haute volée. Quant au « Monarque des Ombres » (2017), revisitant en apparence le décor historique des « Soldats de Salamine », en forme de recherche familiale avouée, il constitue certainement le point d'orgue de cette tranche-ci de vie littéraire chez
Javier Cercas.
Ne changeant ainsi pas nécessairement la grille thématique enserrant les objets de ses quêtes littéraires et leur fournissant un point aveugle (comme l'appellerait sans aucun doute l'auteur du formidable essai éponyme de 2016) probablement commun,
Javier Cercas confessait au moment de la publication de ce «
Terra Alta » avoir « clos le cycle narratif de l'autofiction », et pour éviter de « courir le risque de se répéter ou de s'imiter, d'avoir senti l'urgence de se réinventer ». En choisissant de se glisser, pour le subvertir le cas échéant, au coeur du massif de tropes constitué ces dernières années par un certain type de mini-séries télévisées à « forte couleur locale », plongeant un policier venant de l'extérieur – mais lié au lieu du crime d'une manière ou d'une autre – dans les résurgences sauvages du passé au sein d'une communauté villageoise contemporaine (que ce soit Maria Meras dans la galicienne « le goût des marguerites », Richard Harrington dans la galloise « Hinterland », Luc Schiltz dans la luxembourgeoise « Capitani », ou encore Ólafur Darri Ólafsson dans l'islandaise « Trapped »),
Javier Cercas a pris sciemment un autre risque littéraire et s'en est sorti ici avec un immense brio : son «
Terra Alta » s'inscrit d'emblée parmi les plus vifs témoignages contemporains de la survivance obstinée du passé trouble, et des problèmes concrets que pose de vouloir éventuellement les ignorer, les oublier ou les enterrer pour passer, trop vite, à autre chose.
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