«
Pas dans le cul aujourd'hui » … Mais que peut bien contenir un livre au titre si provocateur ?
C'est évidemment la première question que l'on se pose… Et la réponse est : une lettre d'amour enflammée, passionnée, sans retenue, et d'une totale sincérité !
Libre, libertaire, indomptable, insoumise, exaltée et follement amoureuse, voilà à mon sens quelques qualificatifs qui conviennent pour définir le caractère de Jana Černá, qui est l'auteure de cette lettre tout à fait singulière, qu'elle adresse à son amant Egon Bondy en 1962.
Mais pour bien saisir tout l'intérêt de cette lettre très étonnante par sa fougue et sa vitalité, il me paraît indispensable de bien cerner ce qui a façonné les personnalités de celle qui a émis cette lettre, de celui qui l'a reçue et de connaître le contexte historique, social et politique de l'époque.
Alors qui est-elle au juste, Jana Černá ? C'est la fille de
Milena Jesenská, qui est mondialement connue pour avoir correspondu avec
Franz Kafka, grande journaliste, grande figure de l'antinazisme dans la Tchécoslovaquie de l'entre-deux-guerres, résistante, qui a fini sa vie à Ravensbrück en 1944.
Milena Jesenská était rebelle, anticonformiste.
Elle avait soif de justice.
Cet esprit rebelle, cette vigueur, Jana Černá l'a certainement hérité de sa mère !
Elle va partager étroitement l'existence de sa mère jusqu'à son arrestation par la Gestapo en 1939, alors qu'elle n'a que 11 ans. Mère et fille sont alors unies par une grande complicité,
Milena Jesenská, confiant à sa fille la tâche de distribuer clandestinement la presse antifasciste dans Prague occupée. Plus tard, la vie d'adulte de Jana Černá sera empreinte d'un anticonformisme souvent provocateur, d'un mépris pour le rôle subalterne de la femme, d'un sens aigu de la débrouille, d'un culte de l'indépendance et d'une passion pour les idées et les arts.
Jana était quelqu'un d'exceptionnel qui a eu une vie incroyable : elle a fait plein de petits métiers différents et a eu plusieurs enfants qui lui ont été enlevés parce qu'elle ne pouvait s'en occuper.
Mais elle ne sort pas de nulle part, étant donné son milieu familial où plusieurs cultures se mêlaient
- tchèque, allemande et juive, et le fait que ses parents qui étaient engagés sur le front culturel et politique, recevaient chez eux toute l'avant-garde tchèque.
De fait, l'esprit de Jana va s'aiguiser à ces contacts, et elle va participer à un mouvement underground qui n'est pas sans analogie avec la Beat Generation américaine.
L'underground pragois connaît sa période la plus prolifique durant les années de terreur stalinienne. Cet underground rejette les sociétés hyperpolitisées, avec leur fanatisme et leur chasse aux sorcières, et revendique un espace indépendant de la politique dédié à l'art et à la vie privée et s'adonne à l'expérimentation.
On est dans les années sombres d'après-guerre, des années de terreur au cours desquelles la société semble anéantie, incapable de penser, de créer, mais voilà qu'une femme, à Prague, Jana Černá, écrit non seulement sur le sexe et le désir féminin, mais au-delà de l'écriture, met en pratique ses idées non conformistes. C'est dans le cercle d'intellectuels dissidents dont elle fait partie, qu'elle va rencontrer Egon Bondy, le destinataire de sa lettre, auquel elle va vouer un amour total.
Cette lettre qu'elle lui adresse est très personnelle et intime. C'est une lettre sublime, qu'on peut dire porno-philosophico-érotico-amoureuse ! Jana est une âme sauvage. Tout chez elle informe tout, et tout chez Egon Bondy est source de plaisirs, dans un va et vient permanent entre l'intellect et le corps. «
Pas dans le cul aujourd'hui », c'est l'amour moins le pouvoir, c'est le sexe à foison, le désir exalté et crié pour chaque partie du corps de l'autre, c'est un terrain de jeu et d'expérimentation infini, des discussions philosophiques à bâtons rompus qui se terminent sur l'oreiller, c'est polisson, généreux, capricieux, et ce n'est vraiment pas raisonnable… (voir ma citation pour le caractère irraisonnable de Jana).
Par sa lettre, tel un cri, Jana Černá exprime la nécessité de briser les carcans sociaux de tous bords, pour laisser à l'amour et à la création artistique et intellectuelle la possibilité d'être et de s'épanouir, c'est-à-dire de revendiquer leur profonde singularité.
Pour elle, l'amour est exclusivement libre, ou il n'est pas, point barre !
Cette lettre est une énergique invitation à lier poésie et philosophie, vie et littérature, sexe et art. Elle révèle une puissante défense de la liberté de l'individu face au stalinisme, et témoigne de l'extraordinaire réaction d'une intellectuelle libertaire face à la situation politique de l'époque.
C'est un texte écrit dans un langage extrêmement cru, pendant plusieurs pages, mais qui n'est pas vulgaire du tout, car il est question de sensualité et de sentiments exprimés de façon sincère.
C'est un écrit intime pour quelqu'un qu'elle connaît parfaitement. Dès lors, cette sensualité-là passe sans problème.
Jana ne fait pas de provocation facile, elle dit les choses comme elle les pense, tout simplement.
Quant à Egon Bondy (alias Zbyněk Fišer), lui est considéré comme une figure emblématique de l'underground musical, littéraire et politique tchécoslovaque à partir des années 50. Il a été influencé par Dada et le surréalisme. Presque toute sa vie, il a vécu en marge de la société et son existence a parfois ressemblé à celle d'un clochard, alors qu'il était à l'origine ce qu'on appelle un « fils de famille », ayant passé son enfance à Prague dans une famille aisée. Mais cette enfance heureuse a été interrompue par la 2e guerre mondiale. Il perd sa mère et son éducation change beaucoup, car son père cherche à lui imposer une discipline plus rigoureuse, presque militaire. C'est probablement là qu'il faut chercher les racines d'une certaine résistance contre l'autorité et de son anticonformisme, plus tard à l'âge adulte. En 1947, il avait adhéré au parti communiste et espérait que la révolution changerait le monde. La même année, il quitte le lycée et adopte un pseudonyme juif, Bondy, pour protester contre l'antisémitisme. Dès l'année 1948, après l'avènement du régime communiste en Tchécoslovaquie, il quitte le parti. Il doit se rendre à l'évidence, la liberté n'est pas venue et un régime rigoureux a été remplacé par un autre régime plus dur encore !
Il renonce à la vie dans ce qu'on appelle la bonne société, cherche l'inspiration et le refuge dans la bière, et pendant un certain temps, il mendie même pour subsister.
En 1957, la vie d'Egon prend un tournant inattendu. Il passe son bac et va étudier la philo et la psychologie. Il devient Docteur en philosophie et s'impose comme un des penseurs tchèques remarquables. Sa poésie et sa prose expriment entre autres son écoeurement de la vie sous le
« socialisme réel » de la période de la "normalisation", mais il jette un
regard corrosif sur la civilisation humaine dans son ensemble.
Je trouve qu'il n'est pas étonnant que Jana Černá et Egon Bondy soient tombés follement amoureux l'un de l'autre, car il y a beaucoup de choses qui les rapprochent, beaucoup de similitudes, que ce soit au niveau de leurs parcours de vie, de leurs enfances, de leurs éducations, de leurs souffrances, de leurs caractères, et de leurs intérêts pour la culture.
Bien sûr, leur liaison tellement passionnée a été parfois orageuse et destructrice, mais elle a fait l'objet de moments exquis qui l'ont fait renaître de ses cendres ! Un magnétisme les a reliés !
Par son mode de vie puis son oeuvre, Jana Černá a incarné aux yeux des nouvelles générations une forme d'érotisme proto-féministe. On pourrait affirmer en grossissant le trait, que ce premier vers d'un de ses poèmes, «
Pas dans le cul aujourd'hui », est une métaphore du féminisme.
Aujourd'hui, le féminisme connaît sous diverses formes un véritable regain. le texte de cette lettre est aussi en résonnance avec des affirmations féministes actuelles… Les choses évoluent, mais il y a aussi des retours en arrière par rapport au désir féminin, au consentement, à toutes ces questions.
Je pense que ça fait du bien aux hommes de lire un texte comme celui-ci.
Il ne faut pas oublier que ce texte a été écrit en 1962, et je trouve qu'il n'a pas pris une ride, que ce soit au niveau du vocabulaire ou des thématiques.
Cela reste encore apparemment dérangeant de dire des choses comme celles-ci avec cette absolue liberté de ton !
Jana Černá « était un cygne blanc avec une aile blessée, mais avec des yeux splendides, grands, tristes et le coeur d'une poétesse maudite », dira d'elle un de ses amis,
Bohumil Hrabal.