… Mon père ; toujours mon père. Ce père, « ce héros, au sourire si doux… râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié » sur son lit, mourant de sa belle mort pour faire une fin, pareillement écroulé comme je l’étais, mais encore emporté par l’allure fière et l’audace des grands nautoniers, le nez de pirate tendu vers le plafond de l’hôpital, mon père, ce héros, dans un dernier souffle de brise thoracique, entubé de partout, mâchouilla pour la postérité l’épitaphe d’une vie d’aventures où chaque mot fait sens et, par conséquent, revêt une signification fondamentale :
— J’ai oublié d’éteindre le minitel…
Auguste et solennel !
Puis caramba ! le chapeau tomba.
Il prit congé et éteignit son génie marin.
Dernières paroles de nuit énigmatiques à la Citizen Kane que personne ne put résoudre. Si ce ne fut, le trimestre suivant, la facture de Wanadoo…
La mémoire est vraiment sélective.
Comment un loup de mer qui brava tous les quarantièmes rugissants avait-il pu choisir pour ultimes paroles du bord de la tombe pareille futilité matérialiste, sans aucune émotion ni odeur de l’au-delà ?
Sortant de ses lèvres pâles, on se serait plutôt attendu à un cri d’amour, à un jet de conscience, à un murmure prophétique ou, encore, à un souffle idéologique…
Au moins quelques syllabes lumineuses !
Un bon mot coloré d’humour et d’esprit avant d’entrer dans l’ombre du grand silence !
À ce qui fut sa vie, on eût pu tout imaginer, sauf ça !
… Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme. En variant le ton, – par exemple, tenez :
Lucide, à la Richelieu : Pardon à tous, le mal que je fis, je le fis bien, le bien que je fis, je le fis mal.
Parodiant Robespierre : Ne pleure pas ma mort, si je vivais tu serais mort.
Cocasse, comme le fit le baron de Selles : Dieu fit Selles, Dieu défit Selles, et aux vers mit Selles.
Spirituel, comme Alphonse Allais : Ci-gît Allais – sans retour.
Et comment burlesque, à la Groucho Marx : Je vous l’avais bien dit que j’étais malade…
Incendiaire à la Jeanne d’Arc : Vous ne m’avez pas cru : vous m’aurez cuite !
Truculent : Omar m’a tuer. (Non, je plaisante !).
Enfin, irréfutable : Ce sont mes derniers maux, Jean-Pierre ! On n’en attendait pas moins qu’il nous le serve avec assez de verve…
Mon père, ce héros, au sourire si marrant, partit ainsi.
Et moi, seul abandonné, à ne pouvoir délivrer ma phrase qu’au vent libre de la plaine et aux grillons chantants...
Que dire si personne n’est là pour recueillir ma verve ?