Sous la première de couverture classique et plutôt stricte des Éditions Grasset, et le bandeau illustré par une photographie en noir et blanc qui se réserve bien de nous dévoiler davantage que trois dos dénudés d'adolescents ordinaires, se cache un formidable premier roman qui m'a profondément émue et est venu titiller pas mal de points sensibles. C'est le premier roman de
Quentin Charrier, qui se laisse à la fois savourer et dévorer de la première à la dernière phrase.
Simon est professeur dans un collège à Paris, il vit seul entre un métier qui ne lui apporte pas vraiment de satisfaction et les souvenirs des deux grandes histoires d'amour qu'il a vécues : l'une avec Justine qui l'a quitté il y a quelques mois auparavant, l'autre avec Clarisse, avec laquelle il est sorti pendant deux mois lors de leur adolescence, mais dont l'attirance ne les a jamais quittés l'un et l'autre, en sus d'une amitié profonde. Et puis il y a Franck. Franck, fils de gitan, ami de Simon, de Clarisse aussi, petit ami de cette dernière à l'occasion. Franck, dont le décès, prend Simon, alors chez lui devant son poisson en train de frire, par surprise. Si cette mort ne nous émeut pas plus que cela en ce début de récit, le retour en arrière sur leur histoire à tous les trois vont permettre de mettre à jour les dynamiques du trio d'amis, mais surtout des différents duos qui le composent : Simon et Franck, d'abord, les deux amis d'enfance, qui ont grandi ensemble. Simon et Clarisse, ensuite, qui se rencontrent au collège et malgré deux mois d'idylle, restent une grande partie de leur vie, bloqués au creux d'une attirance fiévreuse, dans l'attente qu'il se passe quelque chose entre eux. Et enfin, il y a Clarisse et Franck, qui entretiennent eux aussi, épisodiquement, au mieux une relation amoureuse, au pire une relation sexuelle. Simon est fils de bonne famille, un père médecin, une mère pharmacienne, qui ont certaines attentes pour leur fils que les familles cabossées de Franck et Clarisse n'ont ni le temps ni la force d'avoir pour leur enfant.
Si les grandes lignes de l'histoire que nous conte
Quentin Charrier n'ont rien d'inédit, la façon de la raconter, un style, une écriture élégante, un juste équilibre des personnages, de leur psychologie, de la réalité et une simplicité de ton, la conjugaison du tous les éléments cités précédemment ont donné leurs lettres de noblesses à ce roman. Si de tous, Simon a la vie la plus facile, les meilleures chances dès le départ, c'est aussi le plus fade, qui sort de temps en temps de son rôle de fils de notables pour aller faire les quatre cents coups avec Franck afin de mettre un peu de sel dans sa vie. Mais un Simon est nécessaire quand on a en face une Clarisse, élevée avec sa soeur, par une mère devenue célibataire, par lassitude de l'instabilité du mari, et qui bataille dur pour joindre les deux bouts. Et un Franck, dont le père n'est pas un modèle de vertu et d'honnêteté, donc aucun des parents n'a de travail stable.
Deux garçons pour une fille, ça aurait pu vite tourner à la bataille de coqs, au vaudeville un peu niaiseux et ultra vu et revu, si
Quentin Charrier était tombé dans le piège de l'exagération ou de la provocation pour marquer les esprits des lecteurs. Mais on reste toujours dans la nuance, la demi-mesure, où la mélancolie, la tristesse, le regret, la dépression presque, le terne de la vie quotidienne et d'une vue sur le canal de l'Ourcq se partagent la place avec des moments de bien-être, de plaisir, d'oubli, de rencontres de quelques heures ou plusieurs mois, d'insouciance. Un rose pale, plus rose quelquefois, qui vire au gris d'autres fois jusqu'au noir. Les personnages se complètent bien, la sagesse de l'un contraste avec la témérité insouciante, juvénile et sans limite de l'autre, qui passe sa vie à se prendre les murs en pleine poire. Ce n'est pas tant une question de préférence pour un bon garçon ou son contraire pour un voyou ténébreux, il n'y a rien de bien attirant à être dans l'illégalité ou d'observer quelqu'un patauger dans la mélasse qu'est devenue sa vie, c'est la façon dont Franck encaisse le destin qui est le sien, et la façon dont le sent dès le départ, s'engager sur une pente trop savonneuse pour lui. C'est autant de coups que Franck prend depuis le début de sa vie, qu'il encaisse sans faillir, jusqu'au jour où la coupe est pleine, l'envie et la capacité à survivre sont dans le rouge.
Franck l'inadapté, c'est un personnage fort, mais le personnage essentiel, l'instable, le perturbé, le plus fragile, celui qui possède le plus fort caractère, forgé aux nuits sans sommeil, aux centaines de sachets d'herbe à dealer, aux coups pris d'un côté ou d'un autre, l'un de ces durs, qui roulent en trombe en saturant ses tympans de musique. Celui qui rappelle aux autres ces rêves un peu oubliés. Ce feu qui l'anime, et qui manque à Simon, c'est ce qui attire Clarisse. Et cette déchéance, qui sera la sienne dans les dernières semaines de sa vie, uniquement maintenu en vie par la pensée de son jeune enfant dont il est séparé, est terrible à lire. Franck est celui que tout le monde pensait indestructible. Peut-être parce qu'il renvoie à ses propres failles, que l'auteur met le doigt sur cet instant, ce très bref point de l'existence ou l'avenir est irréversible, les dés sont joués pour de bon, la chute est inévitable. J'ai refermé le livre à mille lieux du point où je l'avais commencé, émue par la disparition de Franck, mort dans cette solitude ultime et totale, désespérée où il n'y a plus rien à sauver.
La mémoire de nos rêves, c'est le souvenir de Franck, qui dans une ultime et bouleversante supplique post-mortem, en appelle à son ami de ne pas l'oublier - et j'ai la gorge serrée en l'écrivant. L'appel, pour Simon et Clarisse, à se souvenir de lui, de leur histoire, à se rappeler leur rêve, et d'abord le désir l'un de l'autre. Je ne sais pas ce que nous réserve
Quentin Charrier pour un éventuel second roman, c'est avec grande attention que je serai attentive, mais ici, il a réussi à partir d'une scène vue et revue, une situation, des personnages, donné une étincelle de vie, un souffle unique, dramatique, coloré autant les belles choses que dans les plongées aux enfers, la platitude des vies et dans les heures douces et heureuses des protagonistes.
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