Cela ne pouvait plus durer ! Son esprit gambadait toujours, son cœur ne s'émoussait pas, son âme faisait peau neuve, sa parole était libre ; pourtant, quelque chose en Julia se heurtait au vieillissement, se murait entre les parois de sa chair.
Se précipiter à la rencontre d'un ami, sauter des repas, traverser les continents, enjamber les nuits, s'éprendre d'un visage, se fondre dans la danse… A présent, tout cela faisait craquer l'enveloppe. Elle se sentait peu à peu réduite à l'impuissance.
Non, elle ne s'y faisait pas ! Elle ne mettrait ni ses sentiments, si ses sensations, ni ses élans en sourdine. Elle refuserait d'apprendre à se défier d'elle-même et des autres, comme on le lui conseillait.
[ Le verbe et la chair ]
Nos connaissances s'accroissent, mais la question primordiale de notre venue, de notre absence au monde sera-t-elle jamais résolue ?
[ L'ermite des mers ]
Les nuages de poussière n'en finissent pas de se dissiper. Leurs époux ont beau s'éloigner, s'éloigner... jamais elles ne les ont sentis aussi proches. Jamais.
Ce jour-là n'était pas un jour comme les autres.
Ce jour-là, la longue patience avait pris fin.
[La longue patience ]
L'ANCÊTRE SUR SON ÂNE
‒ À présent, écoute, Assad. Écoute notre grande
poétesse Al Khansa. Ses deux frères ont été tués
dans la lutte contre une tribu rivale ; elle pleure leur
mort :
[…] Le siècle furieux
nous a traitreusement atteints.
Il nous a transpercés soudain
des coups de sa corne acérée.
[…]
C'est à présent que nous restons
d'un rang égal aux autres hommes,
ainsi que les dents alignées
dans la bouche d'un homme adulte.
p.85
LA PUNITION
L'institutrice était insomniaque.
À trois heures du matin, avant l'aube d'une journée
torride, elle allumait sa lampe de chevet et se levait.
Pieds nus, dans sa chemise de nuit à fines rayures
mauves, elle traversait la vaste chambre que nous
partagions pour se diriger vers le lit où je dormais
du plus profond sommeil de l'enfance.
Tournoyant autour de ma couche, elle y tissait – de
ses pas légers et têtus – une danse étrange, en forme de
nasse. L'obstination aiguë de son regard traversait la
couverture bleue dont je m'enveloppais la tête, trans-
perçait le duvet des rêves ; m'arrachait, par lambeaux,
à la nuit, me forçant à me redresser, à m'asseoir, tout
engourdie, hors du moutonnement des draps.
p.44
- Qu'Allah te couvre de bienfaits ! s'exclama le vieillard. Qu'il te bénisse et t'accorde sept autres enfants ! [...]
Ouvrant toute grande la porte de sa masure, elle appela vers l'intérieur :
- Barsoum, Fatma, Osman, Naghi ! Venez. Venez, tous ! Que les grands portent les plus petits dans leurs bras. Sortez, tous les neuf. Montrez-vous !
- Tu es folle !
- Montrez vos bras, vos épaules ! Levez vos robes, montrez vos ventres, vos cuisses, vos genoux !
- Tu refuses la vie ! s'indigna le vieillard.
- Ne parle pas de la vie ! Tu ne connais rien à la vie !
- Les enfants, c'est la vie !
- Trop d'enfants, c'est la mort !
- Amina, tu blasphèmes !
- J'en appelle à Dieu !
- Dieu ne t'écoute pas.
- Il m'écoutera !
- Si j'étais ton époux, je te châtierais.
- Personne, aujourd'hui, ne lèvera la main sur moi. Personne !
Elle saisit au vol le bras de Hadj Osman :
- Même pas toi !... Retire ta bénédiction ou je ne te lâcherai plus !
Elle le secouait pour le forcer à reprendre ses mots :
- Fais ce que je te dis : retire ta bénédiction !
- Tu es possédée ! Recule, ne me touche plus. Moi, je ne retire rien. ("La longue patience", pp. 26-28)
Giulia s'était usé l'existence en sauvetages puis en dommages, en espoirs puis en désespoirs.