Constance est la femme d'un officier ambitieux prêt à tout pour devenir général. Et pour cela quoi de mieux, en cette année 1914, que la guerre qui gronde aux portes de la petite république alpine – la Suisse croit-on deviner. le général « … qui ne l'était pas encore mais s'octroyait un avenir considérable... » a engagé le père Agnès comme « confesseur privé » pour sa femme, afin d'enrichir sa spiritualité. En fait, le saint homme, qui ne l'est pas vraiment, désire Constance et est disposé à tout faire pour parvenir à ses fins. le ton est donné et la suite réserve des surprises qu'il est inutile de dévoiler ici. Voici un roman bien écrit, une caricature subtile à l'ironie mordante qui m'a fait lire presque d'une traite cette pseudo-farce le sourire aux lèvres et la colère au coeur.
En premier lieu il y a le style, cette musique qui provoque la jubilation des mots si bien choisis et ordonnés, sans rien de superflu. Et puis cette belle idée des deux carnets du général, celui de couleur rouge (le feu, le sang de ceux qu'il expose à la mort, sans état d'âme) où il écrit ses pensées profondes et celui de couleur brune (couleur de merdre aurait dit le Père Ubu dont le portrait du chef militaire n'est pas si loin) où il consigne les mots qu'il peut dire en public, les faits parés des artifices et des arguments utiles à la manipulation. D'un côté les pensées intimes et immondes, de l'autre la version présentable pour le récit national qu'il prétend incarner.
Ensuite, il y a la satisfaction de voir démontée pièce par pièce la suffisance d'un personnage totalement inconsistant parvenant malgré cela à exercer son autorité sur ses semblables. Depuis
Alfred Jarry, bien peu d'écrivains ont tenté de revisiter le personnage impayable du Père Ubu. La force de l'auteur est de le placer dans un contexte très subversif et inhabituel de conflit entre classes sociales. J'y ai décelé une observation de l'histoire contemporaine, avec certains des mécanismes qui ont favorisé l'accession au pouvoir d'ambitieux fanatiques en Allemagne, en Italie et aussi en France ( j'avais en tête le portrait du maréchal Pétain quand il était question du général...)
La révolte de Constance est très mesurée. Elle dit à son aide de camp Ángel, dont elle se sent bien plus proche que du père Agnès malgré le fossé social qui les sépare : « – Ángel, pourras-tu pardonner au général ? ». Pardonner à un tel monstre dont elle sait qu'il peut sacrifier leur propre fils Ambroise à ses folles ambitions ? Mais l'auteur se place dans un réalisme ironique qui refuse l'utopie facile et les mots réconfortants sur une réalité qui s'impose, dans la plupart des cas, dans un certain milieu : celui d'une classe sociale engoncée dans ses privilèges. C'est Devoir, Famille, Patrie avant toute chose. On est à l'été 1914, bien loin du mouvement Me-Too et si, dans la courte biographie de l'auteur en quatrième de couverture le mot Femme du titre porte un F Majuscule, il est bien écrit en minuscule sur la couverture. Elle n'est pas la manipulatrice Mère Ubu. Si elle complote contre son mari c'est pour des broutilles comme celle d'utiliser la voiture du général sans sa permission... Bien que seul personnage à conserver son humanité (avec son aide de camp Ángel, un réfugié espagnol brisé par ses souvenirs de guerre), elle n'a aucune prise sur son mari, ne parvenant même pas à le convaincre de préserver leur fils.
L'incipit est éclairant. Il me semble que
Michel Chevallier, qui a été successivement journaliste, puis la plume de divers hommes politiques suisses, avant de se lancer dans l'écriture pour son propre compte, a dû côtoyer bon nombre de politiques, financiers, autorités religieuses, entrepreneurs, militaires… qui lui ont, peut-être, fourni les matériaux permettant de construire ce personnage du Général. A ce niveau on rencontre forcément des personnages dont le pouvoir est la seule boussole.
« – le pouvoir, le pouvoir, je veux le pouvoir !
– Qu'est-ce que le pouvoir ?
– C'est mon espace, mon oxygène, une armure, l'assurance que je peux impunément exercer ma malfaisance et me protéger des maléfices d'autrui. C'est dire une chose et en faire une autre. C'est la possibilité de manipuler. C'est le voile qui me masque aux yeux des esprits ensorceleurs, des djinns et de toutes les créatures vivantes et humaines. C'est mentir. C'est exister. »
La Femme du général est le second roman de
Michel Chevallier, après
Rome est une femme paru en 2020 aux éditions L'Harmattan. Une plume fine et acérée que je vous recommande si un cri de colère contre la bêtise de ceux qui s'octroient un avenir considérable, sans soucis du bien commun, ne vous effraie pas. Il faut bien sûr savoir reconnaître l'intelligence et le désintéressement nécessaire à la vie de la cité mais savoir également démasquer – par le rire notamment – ceux qui égoïstement s'érigent en Jupiter. Une démarche et une lecture tout à fait réconfortante pour ce début d'année.
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