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sur 360 notes

Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Sarah Chiche, rencontrée et appréciée aux Correspondances de Manosque 2020, m'avait bien intrigué avec la présentation de son dernier roman : Saturne.
Cette écrivaine est aussi psychologue clinicienne et psychanalyste. Cela se ressent tout au long de cette autofiction qui m'a parfois passionné mais aussi, par moments, lassé, pour finalement me laisser une impression générale très positive.
La narratrice dont l'identité n'est jamais révélée, débute par un prologue qui marque le lecteur : la mort de son père, à 34 ans, d'un cancer foudroyant alors que sa fille n'a que quinze mois. Ensuite, personne ne lui dit à cette fille que son père est mort et cette terrible absence mettra des années à être assumée, la plongeant au plus bas d'une détresse que tous les antidépresseurs, les neuroleptiques et autres thymorégulateurs ne parviennent pas à guérir.
Toute la première partie de ce roman permet de faire connaissance avec la famille d'Harry, le père de la narratrice, qui a eu une enfance heureuse, en Algérie. L'autrice en profite pour recadrer l'historique de la colonisation et le rôle essentiel joué par les médecins, à la fin du XIXe siècle pour éradiquer les épidémies, comme le paludisme qui décimait la population.
Joseph, son grand-père, a épousé Louise, femme très riche. Médecin, il achète une clinique à Alger et bâtit sa fortune là-bas. Lorsque la violence s'abat sur les Européens désirant rester, la famille quitte l'Algérie et Joseph, aidé par des banquiers, recommence, crée une clinique qui devient prospère en cinq ans, le gouvernement favorisant le privé au détriment de l'hôpital public.
Entre temps, Armand et Harry, les enfants de Joseph et Louise, ont été envoyés en pension à Verneuil-sur-Avre. Leurs parents rêvent d'en faire des médecins pour consolider et poursuivre l'empire paternel. Si Armand réussit, Harry stagne, vit la nuit, joue au casino et rencontre cette femme aussi merveilleuse qu'intrigante : Ève, qui donnera le jour à la narratrice.
La rencontre entre Harry et Ève est un véritable coup de foudre mais rien n'est simple dans cette famille qui vit maintenant dans un château entre Louviers et Évreux. Les crises sont fréquentes, allant jusqu'à l'exclusion de Ève. À partir de là, Harry est au plus mal mais cela ne l'empêche pas d'épouser cette femme, enceinte, en décembre 1975. Harry est donc mort quelques mois après. Trois ans passent et son père décède de chagrin ; nous voilà donc, vingt-cinq ans plus tard dans une chambre d'hôtel…
Débute alors la seconde partie, en mai 2002, quand l'oncle Armand apprend à sa nièce la mort de Louise, la grand-mère, dont l'héritage est à partager. C'est le moment d'une grande introspection, de délires psychologiques subis par cette jeune femme après tant de non-dits, de coups bas familiaux, de silences. Louise, cette grand-mère qu'elle n'a plus revu depuis longtemps, elle ne lui a pas dit adieu et ce n'est qu'un des nombreux traumatismes qu'elle doit évacuer. Louise a été tuée deux fois, comme lui dit froidement son oncle : « C'est ta mère et toi qui l'avez tuée. Ta mère par haine, et toi par désespoir. »
Alors, la petite-fille sombre, honteuse, seule, et livre des pages que j'ai trouvées difficiles, pénibles mais finalement très réalistes, justifiant ce titre : Saturne.
Plutôt que le Saturne de la mythologie qui dévorait ses fils, de peur qu'ils prennent sa place, Saturne est, pour Sarah Chiche, « l'autre nom du lieu de l'écriture – le seul lieu où je puisse habiter. »
Cette planète froide, assimilée à l'automne et à la mélancolie, a bien failli engloutir cette fille privée si tôt de son père et traumatisée par les problèmes familiaux. Par la magie d'images de films super 8, elle a pu sortir de ce néant où elle était engloutie et réaliser son rêve : écrire.
Ce roman en est la preuve la plus tangible.

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Ce que j'ai trouvé saisissant dans ce roman, c'est cette approche d'un père que la narratrice n'a pas connu car il est mort d'une leucémie alors qu'elle n'était encore qu'un bébé. Sarah Chiche a su tisser une histoire très intime en puisant dans son vécu et dans les souvenirs.
La première partie est consacrée au père disparu qu'elle fait revivre sous sa plume en rassemblant les fragments épars. Elle remonte à la famille bourgeoise et aisée de ses grands-parents qui a dû quitter l'Algérie en laissant ses biens et tout recommencer en métropole. Cette saga familiale serait de peu d'intérêt s'il n'y avait la rivalité entre les deux frères : il y a Armand l'aîné, garçon brillant destiné à être médecin comme le père et à lui succéder à la tête de la clinique médicale. Il y a aussi Harry, l'incompris, le rebelle qui ne veut pas de cette vie de médecin qu'on envisage pour lui. Il tombe amoureux fou d'Eve, si belle et à la fois mystérieuse et sulfureuse. L'autrice naitra de cette passion folle. Elevée par cette mère fantasque et distante au passé trouble, elle sera écartelée entre Eve et la famille de ce père trop tôt disparu.
C'est à la mort de sa grand-mère qu'elle ne voyait plus que Sarah Chiche va tomber dans une dépression profonde. Et c'est la seconde partie du roman, à la fois introspection et creusement psychanalytique.
Jamais pathétique ou ennuyeuse, l'autrice se confie avec lucidité et simplicité, le tout dans une langue élégante et hardie aux accents poétiques. Elle veut juste faire le chemin à l'envers et essayer de comprendre ce qui l'a menée là, dans cette mélancolie profonde, jusqu'à frôler la mort. le lecteur entre dans la confidence avec empathie car la douleur est murmurée.
Après un retour dans le passé et le drame ordinaire d'une famille éclatée, le roman va crescendo jusqu'au visionnage de vieux films de famille où, enfin, Sarah peut voir à quel point son père l'aimait.
C'est un roman émouvant porté par une écriture superbe.
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Mon père, ce héros

En retraçant l'histoire d'un père qu'elle n'a quasiment pas connu, Sarah Chiche a réussi un bouleversant roman. Et en mettant en lumière le passé familial, c'est elle qui se met à nu. Dans un style éblouissant.

J'ai découvert Sarah Chiche l'an passé avec Les enténébrés (qui vient de paraître chez Points poche), un roman qui explorait les failles de l'intime et celles du monde et qui m'avait fasciné par son écriture. Je me suis donc précipité sur Saturne et je n'ai pas été déçu. Bien au contraire! Ici les failles de l'intime sont bien plus profondes et celles du monde plongent davantage vers le passé pour se rejoindre dans l'universalité des émotions qu'elles engendrent.
Tout commence par la mort tragique de Harry, le père de la narratrice, emporté par une leucémie. «Le coeur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l'espoir que ce ne serait qu'un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n'est pas un rêve, tout cela c'est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n'est pas grand-chose, tout cela ce n'est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d'un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du coeur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.»
Elle n'avait que quinze mois.
Le chapitre suivant se déroule le 4 mai 2019. Une femme s'approche de la narratrice, en déplacement à Genève – une ville où elle a vécu «l'année la plus opaque» de son enfance et qu'elle retrouve avec appréhension – et lui révèle qu'elle a bien connu ses grands-parents, son père et son oncle à Alger. C'est sans doute cette rencontre qui a déclenché son envie d'explorer son passé, de retrouver son histoire et celle de sa famille.
Retour dans les années 1950 en Algérie. C'est en effet de l'autre côté de la Méditerranée que son grand-père fait fortune et lance la dynastie des médecins qui vont développer un réseau de cliniques. Une prospérité qu'ils réussiront à maintenir après la fin de l'Algérie française et leur retour en métropole.
Une retour que Harry et Armand vont anticiper. Au vue de la sécurité qui se dégrade, les garçons sont envoyés en Normandie dès 1956. le premier est victime de moqueries, d'humiliations et d'agressions. Il se réfugie alors dans les livres, tandis que son aîné ne tarde pas à s'imposer et à devenir l'un des meilleurs élèves du pensionnat.
On l'aura compris, Sarah Chiche a pris l'habitude de construire ses romans sans considération de la chronologie, mais bien plutôt en fonction de la thématique, des émotions engendrées par les épisodes qu'elle explore, «car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l'exil des uns n'efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé».
On retrouve les deux frères lors de leurs études de médecine – brillantes pour l'un, médiocres pour l'autre. Harry préfère explorer le sexe féminin en multipliant les aventures plutôt que s'intéresser aux planches d'anatomie et aux cours de gynécologie. Sur un coup de tête, il décide de mettre un terme à cette mascarade et part pour Paris dépenser toute sa fortune au jeu. «On ne l'arrête pas. Il ne s'arrêtera plus. L'aube vient. Il sort du casino enfumé comme une bouche de l'enfer, les poches vides. Il a vingt-six ans.»
L'heure est venue de vivre une grande histoire d'amour, une passion brûlante, un corps à corps dans lequel, il se laisse happer. Elle s'appelle Ève et il est fou d'elle.
Le 19 juin 1975, Armand intervient à ce «serpent peinturluré en biche»: «Je suis le frère de Harry. Et au nom des miens, au nom de l'état dans lequel vous avez mis mon frère, je vous le jure: vous ne ferez jamais partie de notre famille. Nous ne vous recevrons plus: ni demain, ni les autres jours.»
On imagine la tension, on voit poindre le drame et le traumatisme pour l'enfant à naître. Si la vie est un roman, alors certains de ces romans sont plus noirs, plus forts, plus intenses que d'autres. Si Saturne brille aujourd'hui d'un éclat tout particulier, c'est qu'après un profond désespoir, une chute aux enfers, une nouvelle vie s'est construite, transcendant le malheur par la grâce de l'écriture. Une écriture à laquelle je prends le pari que les jurés des Prix littéraires ne seront pas insensibles.


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RENTREE LITTERAIRE 2020

Selon la mythologie, Saturne est un Dieu dont la cruauté potentielle a été renforcée par son identification avec Cronos, connu pour avoir dévoré ses propres enfants. Selon le mythe, il devint roi des Dieux mais refusa de libérer les Cyclopes et les Cent-bras. Il se maria avec sa soeur Rhéa. On prédit à Saturne qu'il serait lui-même détrôné par ses propres fils : Il décida alors de manger tous ses enfants, Hestia, Cérès-Déméter, Junon-Héra, Pluton-Hadès, Neptune-Poséidon.
Nul doute que Sarah Chiche a placé son roman sous la tutelle d'un Dieu aussi étonnant. Elle a aussi certainement vu la reproduction du tableau de Francisco de Goya, peinte entre 1819 et 1823 directement sur les murs de sa maison dans les environs de Madrid.

Son récit s'ouvre sur ce qui va engendrer le traumatisme dont la narratrice et auteure va souffrir toute son enfance : l'enterrement de son père, alors qu'elle n'a que 15 mois, et que personne ne lui dit explicitement que son père est mort.
Visiblement Sarah Chiche est née dans une famille que l'on peut considérer comme toxique – et elle va nous expliquer pourquoi, détaillant avec force détails. Harry, son père, est le cadet d'une fratrie de deux enfants, nés dans les années 40 en Algérie, tandis que le père est à la tête d'une grande clinique prospère. Après le retour douloureux en France, où comme de nombreux rapatriés toute la famille va souffrir du syndrome de l'exil, un second chapitre va s'écrire dans une clinique que le père va bâtir à l'image de celle d'Algérie.
En attendant la famille habite un château magnifique, où l'on fait bombance tous les jours. On tente de reformer le paradis d'Alger. Pendant ce temps, Harry, envoyé en pensionnat en Normandie, végète dans l'ombre de son frère aîné à qui tout réussi. Il va de soi qu'ils deviendront tous les deux médecins, comme le veut la tradition familiale, et la rare expression personnelle d'Harry pour dire son intérêt pour la psychanalyse est balayée d'un revers de main par son père en un instant.
Au « château », la maison familiale, on dépense beaucoup d'argent, on a des maîtresses, l'argent tombe, les bénéfices augmentent. Armand, l'aîné, se marie avec une femme parfaite, Judith.

Rien de très étrange jusque là dans une famille où un fils peine à trouver sa place, jusqu'à ce qu'une passion pour la belle Ève, rencontrée par hasard dans les rues de Paris, vienne tout bouleverser.
Sarah Chiche décrit très bien son père fasciné, captivé, ensorcelé par la belle Ève, qu'il prend pour une orpheline perdue dans Paris, d'origine juive et danoise.

On est en 1975. Harry et Ève s'aiment éperdument. Il faut dire qu'Ève irradie réellement : toute la famille est sous le charme, eux aussi ensorcelés.
Mais dans une famille bourgeoise corsetée, découvrir que cette inconnue n'est ni juive, ni danoise, ni orpheline et surtout totalement infidèle – en fait une menteuse professionnelle – est intolérable. Alors elle s'enfuit. Et Harry se meurt de désespoir.
Le lecteur pourra imaginer facilement la suite : Ève va tomber enceinte … de Sarah.
Et Harry va « régulariser » la situation en l'épousant, mais l'impossibilité de la situation l'emportera rapidement dans la tombe.

Née dans l'environnement typique d'une famille toxique avec de profondes névroses, la petite Sarah va tenter de s'en sortir par elle-même. En effet la narratrice est coincée entre des injonctions contradictoires, avec deux clans entre lesquels il faut choisir au milieu de cette guerre de tranchée psychologique. Et avec la plus grande injonction contradictoire qui soit à propos de son père : « il est mort, mais il n'est pas mort ».
Elle n'y réussira pas sans être passée par une longue dégringolade, une très forte dépression, mais surtout, par la seule issue qu'elle entrevoit, l'écriture : « Non, dis-je à ma grand-mère au téléphone, je ne ferai pas médecine, je ne te laisserai pas me broyer comme tu as broyé mon père, dont on a broyé tous les rêves. J'allais écrire, je voulais écrire, depuis l'enfance j'essayais d'écrire, je ne voulais faire que cela. »

L'auteure excelle à décrire minutieusement sa longue descente aux enfers, jusqu'à l'âge adulte, à un âge où normalement tout vous sourit. Mais pas pour elle.
Avec beaucoup de lucidité elle pose la question de l'identité lorsqu'on est issu d'une famille aussi typée, toxique par les névroses accumulées et le syndrome de l'impossible retour, quand on a connu la prospérité en Algérie.
Son écriture est précise, et on sent la psychanalyste poindre sous l'écrivain dans ce récit d'une enfance malmenée.

Mais après ?

C'est toute la question il me semble. On connaît d'autres autrices qui ont décrit avec minutie leur maltraitance dans leur enfance.
Sarah Chiche saura-t-elle, une fois cette longue et douloureuse dépression dénouée, rebondir pour écrire d'autres choses ?
« J'entre dans l'automne de Saturne. Et sur la route où je pars, seule, mais avec mon père, seule, mais avec ceux que j'aime, seule, mais avec les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés et les intranquilles, seule, mais cachée dans la foule des vivants et des morts, tout est perdu, tout va survivre, tout est perdu, tout est sauvé. »

Souhaitons lui de revenir avec un nouveau livre, loin de l'autofiction, et désormais écrivaine.

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Un bel et bouleversant hommage à un père parti trop tôt, un père aimant, amoureux fou de sa femme et de sa fille, une histoire de famille touchante, déchirante, une descente aux enfers et une émouvante histoire d'amour...Saturne c'est un peu tout ça à la fois. Des pages empreintes de vives douleurs et de mélancolie, d'une certaine tension et à la fois d'une intense lumière d'amour et d'espoir dans cette sombre nuit.

Sarah Chiche raconte la vie de son père, Harry, son enfance broyée par la médiocrité des adultes, la relation avec son frère - Armand, le préféré, celui qui réussit « Mais Armand n'aime pas Harry, ou plutôt, il l'aime comme on est forcé d'aimer les bons chiens qui trottinent à nos côtés, tremblants et frétillants, et lancent de biais des regards humides qui appellent la caresse. » -, la folle histoire d'amour avec celle qui deviendra la mère de l'auteure, Ève, la « plus déglinguée des enfants perdues ».

〰L'écrivaine raconte ses propres souffrances, son enfance bousillée par les pertes sèches « je vivais dans un monde où les objets apparaissaient tout aussi brusquement que les gens y disparaissaient, et où, du reste, comme les autres, on l'aura compris, je ne vivais pas vraiment », par les dissensions au sein de sa famille, ballottée, malmenée entre haine et amour. Elle raconte sa construction troublée, son parcours solitaire, écrasée, tout comme son père avant elle, par la violence des adultes, par le poids de son histoire.
Un parcours en lisière de vie, et dont l'issue semble ravageante. « La certitude que je ne pouvais pas me tuer puisque j'étais déjà morte s'est installée par degrés, en même temps que la sensation inexprimable d'être entièrement réfugiée dans une tête gigantesque contenant toutes les vies des vivants et des morts. »
C'est par l'écriture que l'écrivaine entamera le processus de (re)construction.
« Mais Saturne est peut-être aussi l'autre nom du lieu de l'écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C'est seulement quand j'écris que rien ne fait obstacle à mes pas dans le silence de l'atone et que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu'il revienne, et, enfin le rejoindre. Et je ne connais pas de joie plus forte. »
Convoquer les fantômes et (ré)apprendre à vivre avec. Un programme salutaire mené avec vigueur par Sarah Chiche.
« L'histoire de la famille de ma mère, je l'ai déjà racontée, ailleurs. Mais j'ai caché le coeur de ce qui m'a faite. Depuis l'enfance, je réponds à ce panneau muet, cette ardoise brandie par mon père sur son lit de mort, ce geste ultime d'écriture. Au départ, les mots manquent. C'est très lent. Sans cesse tout menace d'être détruit, broyé par les pensées qui m'assiègent et me condamnent à n'écrire que par bribes, à ne penser que par fragments. »
〰Elle raconte aussi le colonialisme, le racisme, « [Joseph] a haï Pétain mais se méfie du général De Gaulle. Il a parlé arabe avant de parler français, il se considère comme algérien, pense que les juifs et les musulmans sont frères et qu'au lieu de se battre comme des bêtes les uns contre les autres, le racisme qu'ils subissent de la part des colons comme de l'administration et de la police devrait les inciter à déposer les armes, et à dénoncer, ensemble, le rôle de marionnettes qu'on veut leur faire jouer. », l'exil « car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l'exil des uns n'efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé. », la cupidité, la vanité, le misérabilisme du monde.

Des instantanés autobiographiques de vie. Sarah Chiche nous fait entrer dans l'intimité de sa famille, une famille éclatée et c'est un peu comme si nous pénétrions à l'intérieur de leurs âmes, par petites touches intelligemment déposées au creux de ces pages.
C'est un récit bouleversant. La souffrance du deuil prend vie sous la plume de l'auteure, elle est exprimée avec tellement de sincérité, de mélancolie, de vérité que cela en est bouleversant. Pour Sarah Chiche, les « morts ne sont pas avalés, ni par l'eau ni même par la terre. Ils continuent de marcher parmi les vivants ».
« Ce qui tue, c'est aussi la condescendance et le mépris de ceux qui pensent que la douleur d'un deuil qui se prolonge relève d'une paresse de la volonté ou d'une faiblesse complaisante. »
« Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c'est cela qui nous rend heureux. »
Les dernières pages de Saturne m'ont émue aux larmes...
« Et sur la route où je pars, seule, mais avec mon père, seule, mais avec ceux que j'aime, seule, mais avec les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés et les intranquilles, seule, mais cachée dans la foule des vivants et des morts, tout est perdu, tout va survivre, tout est perdu, tout est sauvé. Tout est perdu. Tout est splendide. »
Un livre dur. Sombre. Un livre beau. L' «histoire du crépuscule d'un monde, de la fosse incurable de nos regrets et d'une maladie mentale, la mienne, qui fut une damnation avant d'être une chance. »
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Une famille de médecins, fils de médecins, femmes et filles de médecins, célèbre en Algérie puis en France. Ils ont un an de différence, mais on les élève comme des jumeaux, l'aîné Armand est le préféré de la mère, il lui ressemble, tout lui réussit, le cadet Harry n'est que la copie plus terne de l'autre.

« Mais Armand n'aime pas Harry, ou plutôt, il l'aime comme on est forcé d'aimer les bons chiens qui trottinent à nos côtés, tremblants et frétillants, et lancent de biais des regards humides qui appellent la caresse. »

Harry et Armand entreprennent naturellement des études de médecine, Armand est promis à devenir un grand médecin, un chef de clinique, le cadet stagne et selon les standards de son milieu, devient un pauvre type.

« Car il n'est, ici, pas question d'avoir des rêves personnels. La perfection n'en tolère pas. »

Harry a une vie de fils, de frère, une vie d'étudiant, une vie à la clinique et dans chacun de ces rôles il se sent le plus médiocre, le plus terne. La rencontre avec Ève, une fille libre et transgressive qui ne dépend de personne va transformer sa vie. Leurs corps vont se mélanger dans un corps-à-corps de sexe et de mots crus, il ne voit plus qu'elle, il se marie en secret.

La narratrice nous raconte à travers des instantanés la vie de son père Harry, un jeune homme détruit par une famille riche, car il ne répond pas aux attentes familiales. Pourrie par l'argent qui coule à flots, écartelée entre la famille de son père et sa mère, sommer de choisir son camp, la narratrice ne veut pas de la vie qu'on veut pour elle, elle ne veut pas se laisser broyer comme son père a été broyé, elle ne fera pas médecine, elle veut écrire, depuis l'enfance, elle ne veut faire que cela. Hantée par la mort de son père il venait de fêter ses trente-quatre ans, elle avait quinze mois ; l'annonce de la mort de sa grand-mère avec qui elle est fâchée, la plonge dans une dépression sévère, qui manque de l'emporter.

Ce récit bouleversant, intime est une réflexion sur le deuil :
« Ce qui tue, c'est aussi la condescendance et le mépris de ceux qui pensent que la douleur d'un deuil qui se prolonge relève d'une paresse de la volonté ou d'une faiblesse complaisante. »

Un roman sensible et intime porté par une écriture lumineuse qui se révèle tout au long du récit, et particulièrement lorsque Sarah Chiche évoque la lente agonie du père terrassé par une leucémie et la douloureuse descente de la narratrice dans une dépression morbide. Ce roman est une vraie plongée à l'intérieur des âmes :
« Personne ne m'avait jamais dit que j'aimais mon père. »


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Je suis mitigée, parce que j'ai trouvé les deux parties du livre inégales et, en apparence, déconnectées. Commençons par ce qui me gêne dans la première : le sentiment que Sarah Chiche ne va jamais au bout de ses sujets. Une saga familiale (200 pages, c'est un peu court pour faire une saga), la guerre d'Algérie, une fratrie compliquée, une histoire d'amour passionnelle, le poids de l'héritage familial, le retour en France des pieds noirs, la naissance de la clinique moderne… tout se bouscule de façon confuse et le lecteur, un peu perdu, cherche un point d'appui qu'il trouvera dans la deuxième partie du livre, quand l'auteure se recentre sur son personnage principal – elle-même. Une impression de déjà vu aussi : j'ai cru parfois assister à la projection d'un vieux classique d'Alexandre Arcady avec tous ses clichés et ses archétypes (Ève/Fiona Gélin, Joseph/Roger Hanin, Harry/Richard Berry…)
C'est dommage parce que la relation entre Ève et Harry est si forte, si bien décrite que tous les autres personnages en deviennent parasitaires. On veut juste rester avec ces deux-là et les regarder s'aimer : « mes parents à moi étaient des héros sombres, romantiques, et transgressifs. Tout avait été contre eux, sauf l'amour ».
La deuxième partie est plus cohérente, toute à la dépression de la narratrice, et jusqu'à sa rédemption. J'ai longtemps douté que la première partie puisse servir la seconde, jusqu'aux trois derniers chapitres (23-25) que j'ai trouvés splendides, à m'en faire oublier mon aversion naturelle pour l'autofiction. Il se trouve que la vie de Sarah Chiche a tout d'un roman. Nous sommes saufs.
Bilan : 🌹
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Moins dense que les enténébrés mais tout aussi suffocant , Sarah Chiche relate dans Saturne le deuil d'un père qu'elle a à peine connu et ses relations familiales douloureuses avec une mère mythomane, un oncle envahissant détesté par sa mère et une grand-mère absente. Un texte porté par une plume fiévreuse, ensorcelante. Avec un incipit terriblement poignant.
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S.Chiche est dotée d'une très belle écriture pour une psychanalyste, si j'ose dire;
A côté d'une écriture "à l'os" lorsqu'il s'agit de dépeindre la douleur ou des sentiments violents, il y a aussi de beaux passages plus poétiques, de belles descriptions. Reste qu'il s'agit ici de renaître après le décès des générations précédentes, et en particulier de la grand-mère et du père.
le père, ce jeune homme est décédé à 34 ans , et l'enfant n'avait que 15 mois. Pas de souvenirs, hormis ceux que l'on se fabrique en entendant des bouts de conversations voire des disputes familiales.
Ce manque va rendre malade, presque jusqu'à la mort Sarah, mais elle aura la force et la volonté de vivre voire de revivre . Elle vit accompagnée de "ses" morts, et, dotée d'empathie, elle peut ainsi aider ceux qui meurent de chagrin.
J'ai beaucoup aimé ce roman autobio- psycho. Saturne est la planète de la mélancolie.
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Harry, médecin juif ayant quitté l'Algérie lors de son indépendance, décède à l'âge de 34 ans en 1977. En 2019, sa fille- Sarah Chiche en personne rencontre à l'occasion d'une présentation d'un de ses livres à Genève, quelqu'un qui l'a bien connu durant sa jeunesse et dresse le portrait de ce père disparu.

«Le coeur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l'espoir que ce ne serait qu'un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n'est pas un rêve, tout cela c'est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n'est pas grand-chose, tout cela ce n'est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d'un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du coeur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.»

Après les enténébrés (qui vient de paraître chez Points poche), un roman qui explorait les failles de l'intime , Sarah Chiche, également psychologue clinicienne et psychanalyste continue dans cette voie en sondant les fantômes qui jalonnent son existence - en particulier celui de son père - avec un récit qui peut paraitre décousu -pas de chronologie, mais une plongée dans des émotions, des sensations, telles qu'elles arrivent-

Sarah Chiche revient sur l'histoire de son père , ses années très romanesques en Algérie avant sa rencontre avec la mère de l'auteure mais Sarah Chiche n'élude pas non plus ses propres années de jeunesse marquées par cette absence paternelle et par une dépression qu'elle subit de plein fouet à la suite du décès d'un autre membre de sa famille.

Ces portraits possèdent évidemment une grande actuité psychanalytiques et la plume de Sarah Chiche, fluide, forte, pratiquement filmographique, aux phrases courtes qui rythment le roman et aux répétitions qui donnent le ton à la vérité des choses.

Un très beau texte, profondément mélancolique, avec une plume qui semble sortir des veines de cette femme qui refuse de faire son deuil parce qu'elle veut vivre avec ses morts et les aimer encore, aussi longtemps qu'elle vivra.

Un roman qui dit aussi comment la littérature et l'écriture peuvent aider à tenir en vie et à renaître de ses cendres tel un phénix .

« Les Japonais nomment Takotsubo, qui veut dire “piège à poulpe”, ce syndrome où, à la suite d'une rupture amoureuse, d'un deuil ou d'un choc émotionnel intense, le coeur se déforme, ses muscles s'affaiblissent et deviennent si paresseux que, tout à coup, littéralement, il se brise. "

Un roman sur les blessures indélébiles de l'existence, et la faculté de résistance et de résilience des éclopés de la vie.
Lien : http://www.baz-art.org/archi..
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