Citations sur Soixante secondes de bonheur (82)
Habituellement, Sébastien était un homme qui canalisait ses émotions et intériorisait ses doutes et ses angoisses. Il était même parfois trop secret et ne s’autorisait que très rarement à exprimer ses états d’âme, toujours pour la même raison : Océane ! Il se devait de la protéger, quitte à s’oublier et à ne pas tenir compte de ses propres envies. Elle grandissait, et si cette protection la rassurait et l’apaisait lorsqu’elle était encore une enfant, désormais, elle avait besoin de plus de liberté, de se sentir plus responsable.
Il avait construit un cocon de protection autour de sa fille, et il n’y avait pas de place pour une autre femme, surtout une Dejean. Elena n’y était pour rien, Sébastien le savait, mais c’était plus fort que lui ; la simple idée que la fille d’Hervé Dejean soit assise à sa table lui était proprement insupportable. Des tas de souvenirs tournoyaient dans sa tête, des souvenirs douloureux qu’il avait enfouis au plus profond de lui et qui resurgissaient au pire moment.
Les souvenirs, c’est en même temps ce qu’il y a de plus doux et de plus angoissant. Ils nous permettent d’avancer et de construire notre avenir, mais aussi nous sclérosent lorsqu’ils sont trop pesants.
Les souvenirs ne changent pas, contrairement à nous qui, chaque jour, évoluons.
Tu vois, c’est ça le problème, personne ne sait trop ce que c’est, alors on me regarde parfois comme une bête curieuse et on m’évite. Certains, qui ont pu assister à une crise, me prennent pour une folle ou une envoûtée. Oui, une envoûtée ! on m’a même dit ça une fois. Moi, je n’ai envie que d’une chose : vivre ma vie et qu’on me considère comme une personne normale. Mais c’est loin d’être le cas.
C’est un homme profondément bon, que la vie a sacrément cabossé. Il a, seul, la responsabilité de sa fille et de la coopérative, alors quelquefois il s’enferme dans son monde. Et là, personne ne peut l’en extraire. C’est une forme de protection.
Le mystère qui auréolait cet homme ne faisait que se renforcer. Elena sentit chez lui la même dualité que chez sa fille : une grande force et une profonde faiblesse. Elle se surprit à le détailler. Sa chevelure châtain clair, bouclée, lui tombait sur les épaules et éclairait son visage mal rasé et tanné par le soleil, le froid et les embruns océaniques. Ses joues étaient creusées, une barbe de trois jours trahissait un homme qui prenait peu soin de son apparence.
Je ne sais pas si on se trompe, on fait ce qu’on peut avec ce qu’ils nous offrent. Car un enfant, quel qu’il soit, quels que soient ses handicaps et ses forces, c’est d’abord un cadeau…
Sébastien regarda sa fille ; elle grandissait, son corps se transformait et devenait, peu à peu, celui d’une femme. Océane ressemblait de plus en plus à sa mère, la même silhouette longiligne, le même teint pâle qui contrastait avec le brun de ses cheveux et le vert de ses yeux. À quoi pensait-il à cet instant ? Sans doute à cette crainte de l’avenir qui le tiraillait. Comment Océane allait-elle gérer sa maladie et cette vie d’adulte qui pointait le bout de son nez ? Quatorze ans ! L’âge où l’on s’autorise les espoirs les plus fous, l’âge où les doutes sont aussi puissants que les rêves. Allait-elle pouvoir y faire face ?
Éloïse n’avait aucune envie que l’ambiance pesante de la veille perdure et vienne s’ajouter aux multiples problèmes qui n’allaient pas cesser de s’accumuler tout au long de la journée. L’urgence n’était pas d’exprimer des ressentiments et des incompréhensions. Elle prit avec autorité les choses en main.
À quoi bon essayer de contrôler un futur qui, de toute façon, nous échappera ? Alors, laissons-nous porter, les peines n’en seront que plus supportables.