Mrs. Bridge

Après tout, mieux valait le laisser voter comme il l'avait toujours fait, elle ferait comme elle l'entendait. Sur le chemin du bureau de vote, qui était commodément installé dans le quartier commercial du Country Club, elle commença cependant à douter. Enfin, quand elle dut à son tour abaisser la manette, elle souhaitait de nouveau que le monde restât tel qu'il était.

L’arrivée de nouveaux voisins ne manquait jamais d’alimenter les conversations. Avec le temps, on les connaissait mieux et naturellement ils perdaient de leur attrait.

Il faut toujours faire attention avec les gens que l’on ne connaît pas. Mrs. Bridge ne voulait certes pas être impolie, mais enfin, comme son mari le lui avait maintes fois rappelé et comme l’attestaient les journaux, il y a de tout dans le monde, et c’était là une des raisons pour lesquelles elle ne voulait pas que Carolyn allât courir dans le quartier nord de la ville.

Vous n'avez donc pas d'opinion personnelle ? Lui demanda Mabel en prenant un air menaçant. Mon dieu, réveillez-vous ! Nous avons été émancipées, que diable, continua-t-elle en se balançant d'avant en arrière, les mains derrière le dos, les sourcils froncés et le regard fixé sur le tapis du club.
- Vous avez certainement raison, s’excusa Mrs. Bridge en évitant discrètement le ruban de fumée qui s'échappait de la cigarette de Mabel. Mais vous ne trouvez pas difficile de savoir que penser ?

Comment lui expliquer que son désœuvrement - cette exquise oisiveté qu'il avait provoquée, lui procurant le nécessaire et le superflu - la rendait folle ?

Elle attendait toujours Noël avec plaisir . Le journal publiait toujours à ce moment-là la liste des cent familles les plus pauvres de Kansas City , et Mrs. Bridge adoptait l'une d'entre elles , veillant à ce qu'elle eût tout ce qu'il faut pour être heureux un jour de Noël .

Tout à coup elle s'arrêta net: et la Victoire de Samothrace? Cette statue lui était si familière depuis son enfance: il devait y en avoir une reproduction dans l'un de ses premiers livres de classe; elle la revoyait si bien encore! Cette noble représentation conquérante et ces draperies flottant dans son dos! Que ce devait être impressionnant!
.... Au détour d'un couloir, là, soudain, surgit la Victoire ailée.
Mrs. Bridge, suffoquée, recula d'un pas: la grande statue semblait foncer sur elle. C'était le portrait frappant de Lois Montgomery en chemise de nuit.

Carolyn rentra avec Jay Duchesne, qui mesurait maintenant beaucoup plus d'un mètre quatre-vingts et tentait de se faire pousser la moustache. Cette moustache n'était visible qu'au grand jour; il en était très fier et la caressait sans cesse, fiévreusement, comme si la seule chose dont elle eût besoin pour prospérer était un peu d'affection.

Au bout de quelques minutes, le pasteur parut et monta en chaire. Solennellement, il baissa les yeux et contempla l'assemblée. A ces moments-là, Mrs Bridge pensait que toute sa personne évoquait immanquablement un homme de Dieu. Elle se souvenait de l'avoir vu un jour sur la Plaza: il se regardait dans la glace d'un distributeur de cigarettes et jamais elle ne l'avait trouvé plus impressionnant. Dans les cocktails seulement il semblait incapable de réprimer de légers bruits de gorge, après quoi il regardait avec sévérité le sandwich ou le verre qu'il tenait à la main.
-Faut-il aller à l'église? demanda le pasteur Foster à ses fidèles, laissant ensuite à chacun quelques instants de réflexion. Faut-il aller à l'église? répéta-t-il.