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Citations sur L'ensorcellement du monde (262)

Inventez une charlatanerie, n'importe laquelle, vous trouverez toujours des hommes qui diront que ça marche, tant notre besoin d'illusion est intense.
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L'ARTIFICE
L'idée que la technologie mime la nature en nous en éloignant est facilement illustrable par la maîtrise actuelle de l'ovulation. La stéréotypie consiste à dire que la biotechnologie moderne contrôle les naissances en bloquant l'ovulation, et que ce non-respect des lois naturelles provoquera le développement de perversions sexuelles et la flambée des cancers. Un tout petit survol de l'histoire de la fécondité mène à des conclusions différentes. Il y a quelques siècles, l'âge de la puberté était plus élevé, vers quatorze-quinze ans. Souvent les femmes mouraient en couches vers l'âge de trente-six ans, leurs treize grossesses mettaient au monde sept enfants qu'elles allaitaient pendant plusieurs années afin d'en mener trois ou quatre à l'âge adulte. Ce qui mène à la proposition suivante : les règles étaient rares ! Les femmes n'en avaient que pendant cinq années ! Aujourd'hui, où la puberté apparaît plus tôt et que la ménopause est constante chez des femmes qui vivent quatre-vingt-trois ans, elles mettent au monde moins de deux enfants, les allaitent brièvement, et sont réglées pendant une quarantaine d'années ! Ce qui revient à dire que, jusqu'au XXe siècle, la condition naturelle des femmes provoquait un blocage de l'hypothalamus qui ne stimulait plus l'ovulation... comme le reproduit aujourd'hui la pilule. Le contrôle biotechnique de l'ovulation n'est pas si antinaturel qu'on le dit, puisqu'il repose sur l'utilisation d'une « loi naturelle ».
p. 261
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Le grand piège de la pensée, c'est de croire que l'individu est un être compact.
[...]
L'individu est un objet à la fois indivisible et poreux, suffisamment stable pour rester le même quand le biotope varie et suffisamment poreux pour se laisser pénétrer, au point de devenir lui-même un morceau du milieu.
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COMMENT CLORE UN LIVRE
L'invention du monde intermental est sans retour. À peine s'est-on accordé pour faire signe que tous les objets du monde se sont humanisés. Les godasses usées portent l'empreinte de celui qui a vécu dedans. Les silex taillés racontent l'histoire des débuts de l'humanité artificielle. Nos restes, déchets et résidus composent des tas d'ordures qui hurlent que notre vie sociale s'emballe, pendant que des immeubles en acier, nos machines planétaires nous font croire que nous n’appartenons plus à l'animalité.
Depuis que l'homme parle, il humanise son monde et enchante la matière. Mais la baguette magique qui a donné aux femmes le pouvoir des fées s'est souvent transformée en balai qui les a métamorphosées en sorcières. Les couples d'opposés s'associent quand ils s'affrontent, comme aujourd'hui dans nos discours qui racontent en même temps la naturalisation des hommes et l'humanisation des animaux.
Quand « l'animalité hante l'humain », certains s'y soumettent avec délice, ils divinisent les animaux et diabolisent les hommes. Tandis que d'autres combattent la bestialité tapie dans notre corps et dans notre inconscient, ou celle qu'ils attribuent aux autres afin de les éliminer. L'image des êtres vivants s'étire entre la machine et l'ange. Il ne faudrait pas qu'on nous la déchire.
Peut-être l'éthologie inventera-t-elle une nouvelle vision des êtres vivants où l'homme ne cessera de naître, d'abord dans l'animalité, puis dans la parole, enfin dans la technique où il construit son habitat sans cesse à renouveler.
Car l'homme est le seul animal capable d'échapper à la condition animale.
p. 278-279
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Comment clore un livre

En rédigeant les dernières pages de ce livre, je commence à comprendre pourquoi je l'ai écrit.
C'est toujours comme ça. On fonce, on s'engage dans l'action, on plonge dans la réflexion, mais ce n'est qu'après coup, en se retournant sur le passé, qu'on découvre le sens de ce qu'on a fait.
Dès les premières pages, il y avait un enjeu, mais je ne le savais pas. Une intention secrète gouvernait mes questions, un sentiment, une représentation cachée derrière une argumentation théorique : quelle est la place de l'homme dans le monde vivant ? Son statut sur la planète ? Son droit de vivre, de mourir ou de tuer les autres ?
p. 275
Le drame est survenu quand la parole, en peuplant le monde de l'imperçu, a instillé chez les hommes une impression de coupure entre ceux qui parlaient et ceux qui ne parlaient pas. Leurs ontologies devenaient exclusives. Ceux qui parlaient tombaient du ciel, fin prêts à parler, et ne partageaient rien avec ceux qui ne parlaient pas. Sans paroles, ces derniers se contentaient d'être une espèce de matière à pattes, de câblage d'instincts donnant l'illusion de la vie ou de l'intelligence.
Cette philosophie impressionniste qui fait croire que le monde est l'impression qu'il nous fait est à l'origine des plus grandes tragédies humaines de l'humanité.
p. 276
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La religiosité de la mort nécessite, elle, un travail verbal. Il faut se rencontrer et créer un lien de paroles pour exprimer nos mondes intimes et se mettre d'accord en élaborant une théorie de la mort que nous pourrons partager. Le sentiment que la vie du mort se perpétue en nous nécessite un échange de paroles : « Je sens sa présence en moi... je l'entends chaque fois me dire... je sens qu'il me protège... » Les représentations cette fois-ci sont verbales et créent un monde de mots échangeables et partageables. En remplissant un vide, le théâtre de la mort et ses théories luttent contre l'angoisse de la représentation du rien.
Les animaux capables d'éprouver des représentations d'images perçoivent le mort et en sont parfois bouleversés. Les hommes capables de se représenter la mort en font une théâtralité qui est à l'origine des deux ensorcellements fondamentaux de la condition humaine : l'art et la religion.
Le monde de l'imperçu prend forme grâce aux représentations de la mort, manque suprême. Mais percevoir un mort, ce n'est pas se représenter la mort. Les animaux sont désorganisés par le mort. Alors que les hommes s'organisent autour de la mort.
p. 267
L'ontogenèse de la représentation de la mort est très lente chez nos enfants. Quand un nourrisson perçoit une stimulation effrayante, il peut crier ou se rétracter. Mais il lui faut un appareil psychique suffisamment construit pour se représenter l'imperçu parfait, le néant. Quand il parvient à la notion du rien, du vide ou de l'infini, il éprouve un vertige physique que certains nomment « angoisse ». Pour se défendre contre cette angoisse de la mort, il doit remplir la représentation du rien par des images et des mots, des œuvres d'art et un travail religieux.
L'ontogenèse du sentiment de mort a été progressive.
p. 268
Ce qu'il met en scène dans ses fictions, vers six-huit ans, ce n'est plus jouer au mort, ce n'est pas encore lutter contre l'éprouvé de la mort, c'est donner la mort. Or un aigle ne donne pas la mort quand il tue un lapin, pas plus que nous-mêmes quand nous mangeons un fruit ou quand nous broutons une feuille de salade. Et pourtant, on interrompt une vie végétale !
p. 269
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Ceux qui parmi nous ne bénéficient pas de ces progrès techniques, ou démocratiques, vont, comme les enfants de Sa Majesté-des-Mouches, redécouvrir le bénéfice du clan et les horribles merveilles de la guerre. Alors ils diaboliseront la technique qui a brisé les liens et la démocratie qui les a isolés. Une place est libre. Elle attend un « Sauveur ». La technique et la démocratie, en améliorant la personnalisation des hommes, leur a permis d'être moins ensorcelés, ce qui les désespère. Car être ensorcelés, ravis, possédés et charmés constitue un grand moment de bonheur pathologique dans une vie d'homme. Peut-être même les sorciers sont-ils à l'origine de l'invention du symbole ? Car rien ne nous ensorcelle plus que la représentation de la mort.
Le théâtre de la mort
Pour décrire l'apparition de la réflexion humaine, on a beaucoup parlé de la fabrication des outils il y a trois millions d'années, de l'émergence du langage doublement articulé il y a sept cent mille ans, et de la domestication du feu il y a cinq cent mille ans, mais on n'a pas assez réfléchi à la théâtralisation de la mort il y a cent mille ans.
p. 265
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Tout créateur sort de la norme. Toute innovation est anormale.

Cité dans L'innovation à l'épreuve de la philosophie de Xavier Pavie
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Pour faire une pensée abstraite de ce qu'est la mort, il faut prendre plus de recul, tenter un survol où le temps ne serait plus à l'échelle humaine, mais à l'échelle solaire.
Alors seulement on peut comprendre à quel point la mort est bénéfique aux vivants ! Car la mort biologique offre la jeunesse aux vivants. Si la mort n'existait pas, les individus vieillissants vieilliraient l'espèce et la mèneraient peut-être à sa disparition. Ce raisonnement n'est défendable que pour les espèces qui évoluent, parce que chez elles, comme dans les mauvais romans, la mort et l'amour s'accouplent pour engendrer l'évolution.
Certaines formes vivantes se reproduisent sans sexualité.
p. 269
Mais, dès que l'enveloppe devient un organisme sexué, comme un papillon, un saumon ou un éléphant, les porteurs de gamètes doivent se rencontrer pour inventer un troisième. Dans ce cas, la vie ne meurt jamais (dans une échelle de temps solaire), seuls les transporteurs de vie meurent. Ce qui revient à dire que j'existais bien avant moi-même, sous forme de cellules placées à l'intérieur d'autres transporteurs de vie.
p. 270
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L'évolution technologique vient pourtant de connaître une fracture prévisible. À force de créer des mondes virtuels et de les faire exister dans le réel, à force d'habiter des mondes imperçus à des distances planétaires, à force de diluer le lien social en améliorant les performances d'une minorité d'individus, à force de construire mille identités passionnantes et différentes, il devient presque impossible de vivre ensemble. Dans les grandes villes, la civilisation est devenue grumeleuse. Les personnes ne se rencontrent qu'à l'intérieur d'un même monde partageable : les médecins fréquentent des médecins, les ouvriers ne se sentent à l'aise que dans un monde ouvrier, et les habitants d'un quartier éprouvent l'impression de se sentir à l'étranger dans le quartier voisin. Les liens sont fragiles quand la distance est grande. Les groupes de même niveau intellectuel et de même préoccupation psychologique ou financière se structurent en réseau au-delà des frontières, mais quand le correspondant américain meurt, son homologue français ne porte son deuil qu'en une seule phrase de quelques secondes.
P. 263
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