En italien : «
Il piacere ».
« Les unes, épanouies et claires comme celles de la villa Pamphili, très fraîches et tout emperlées, avaient au fond de leur calice je ne sais quoi de cristallin ; d'autres avaient les pétales serrés et une richesse de couleur qui rappelait la magnificence fameuse des pourpres de Tyr et de Sidon ; d'autres semblaient des boules de neige odorante et donnaient une étrange envie de les mordre et de les manger ; d'autres étaient de chair, de chair véritable, voluptueuses comme les plus voluptueux contours d'un corps féminin, avec un subtil réseau de veines. »
Suivent, sur cinq lignes encore, les détails des couleurs de toutes ces roses.
On n'écrit plus ainsi. Tout est dit et répété à l'excès, dans la moindre nuance, le plus petit accessoire, la sensation la plus fugitive, que ce soit un objet d'art, un visage, un vêtement, une attitude, un palais romain, un sentiment, parfois un enfant miséreux, malingre et malade. Mais essentiellement, pourtant, dans un milieu qui ne connait pas l'inquiétude de la subsistance première…
Quant à l'amour, il est ausculté jusque dans la paupière (supérieure seulement) et le blanc de l'oeil. J'ai eu parfois l'impression que la femme aimée était un poulet sur l'étal du volailler…
Gabriele D'Annunzio publie ce livre en 1889, à 26 ans. Il est à peine plus âgé que son héros, André Sperelli. Descendant d'une grande famille, élevé par son père dans le luxe, la facilité, le goût de la beauté et des arts, André évolue en esthète, sans contrainte et sans vraie valeur morale, dans la vieille noblesse romaine.
Passions amoureuses, conquêtes de passage, courses de chevaux, duel, soirées au club, après-midi en vente aux enchères, dans une Rome idéale d'art et de société privilégiée, c'est voyage dans un temps et un ailleurs dont je me demande s'ils ont vraiment existé. Ou vus avec une toute petite lorgnette, du genre de celle que le héros emporte au théâtre.
Vit-on encore ainsi ?
Séduction à l'oeuvre, c'est encore et toujours la seule préoccupation d'André Sperelli, et l'unique inquiétude de ses amantes de rencontre. Séduction longue, lente, étudiée, pensée et analysée. Inquiétude remâchée, rabâchée, assortie de scrupules moraux et religieux.
Dans quel milieu aime-t-on ainsi aujourd'hui ?
Quelque chose des « Liaisons dangereuses » dans ce roman, dans les désirs de volupté d'André. Mais une perversité moins délibérée, et sans une marquise de Merteuil, l'absence regrettable de dialogues perfides et spirituels qui auraient allégé un peu toute cette prose très descriptive.
Car beaucoup, beaucoup de références à des oeuvres d'art, peintures, sculptures, objets raffinés, architecture, littérature, réservées à des latinistes, des hellénistes, des esthètes connaisseurs, polyglottes et voyageurs. On n'apprend plus la culture ainsi. Ou si peu.
Tout est 19ième dans ce roman, document pour l'histoire d'un tout petit morceau de civilisation italienne, limité et privilégié. Et l'écriture aussi est 19ième. Ce qui était peut-être d'une musicalité opulente en italien, devient ampoulé, redondant, en français.
Au quatrième livre, page 191 de mon édition, j'ai cru que j'allais refuser l'obstacle. le trop étant l'ennemi du bien, l'intrigue devient assez ridicule. André mène de front deux entreprises de séduction, et « chimérique, incohérent, inconsistant, caméléonesque », mais lucide sur la nature de ses motivations, y consacre ses pensées et ses heures. Manèges, mensonges, manigances, manoeuvres, dans la fourrure et l'argenterie, poussés à leur paroxysme.
On n'invente plus d'histoires ainsi. Sauf à vouloir fabriquer du kitschissime.
Il est pourtant évident que le titre français est trop doux et puéril pour cette histoire et qu'elle ne parle que de plaisir, du désir et des plaisirs d'un homme qui ne respecte rien, même pas lui-même. le résumé en est fait en deux lignes à la page 148 de mon édition : «… une fois de plus, le sens esthétique et le raffinement de la sensualité dominèrent et faussèrent en lui le sentiment simple et humain de l'amour ».
Simple et humaine, je reste, à la fin de ce livre, spectatrice dubitative et un peu lasse (sensation, pour cette dernière, très bien décrite par D'Annunzio…)