« Faire usage de la farce » (p.669)
Voilà un roman qui va partager. Et c'est peut être en cela qu'on reconnaît les livres, disons, « remarquables ». Il y a ceux, acquis à la cause damasienne, forts de leur précédentes lectures donc coutumiers du style boquare – pardon : baroque –, qui vont peut-être se régaler de ce très copieux cake anticipatif, dont on sent qu'il est une catharsis, une accumulation enfin exprimée. Et les autres, imperméables au chants polyphoniques, aux arabesques typographiques, aux facéties sonores et autres trouvailles langagières – aux jeux de mots –, que ce torrent polysémique risque de fatiguer, voire d'harasser (je suis de ceux-là, malgré mon envie de terminer l'opus). le pari est toujours un peu risqué, pour un auteur, de se dire « Voila. Voilà ce que j'ai à vous dire. Voilà ce lac de rétention qui attend depuis si longtemps, là j'ouvre les vannes ! » (sens propre ET sens figuré…). On accepte le cake, ou on le refuse dès les premières bouchées. Il n' y a, je crois, pas d'entre deux.
L'idée de base est plutôt séduisante, le concept de furtivité, cette vie dans les interstices qui échappe aux regards.
Les Furtifs seraient une espèce de chauve-souris qui se métamorphose, qui métabolise sans arrêt son environnement ; et qui par effet de frissons sonores (et probablement d'un peu de physique quantique, enfin pas loin) peut s'hybrider à l'humain… Pourquoi pas. le problème c'est que tout le livre – et 700 pages serrées ce n'est pas rien à avaler – est construit sur cette hypothèse aussi poétique qu'invraisemblable : Si on accepte d'y croire, on peut y voir de l'intérêt ; sinon on s'ennuie et le roman apparaît dès lors deux fois trop long. Outre qu'il faille goûter volontiers du langage slam revisité caillera du « neuf-trois » (ou l'inverse), car quelques protagonistes ne s'expriment que rigoureusement ainsi (alors qu'on est quand même en 2041…) On peut y voir un peu de démagogie, ou d'hommage incantatoire, c'est selon.
Pourquoi ne pas être resté dans le fantastique pour plus de cohérence interne ? (un univers proche des Fantastiques des comics, justement). Non :
Damasio préfère broder une théorie (forcément) fumeuse où l'évolution aurait omis, dès le départ, de considérer
les furtifs. Ils existent depuis que le monde est vivant, mais personne jusque là, jusqu'à ce qu'une unité secrète de l'armée, une poignée de balinais, une unité de recherche en langues anciennes et un philosophe un brin misanthrope ne les débusquent. Sans rien dire à personne. Et si vous ne les avez pas vus, vous simple lecteur, eh bien ouvrez les yeux : ils sont là ! peut-être juste sous votre chaise de bureau, bien planqués ! Bon.
Se voulant donc réaliste, cette histoire de traque aux furtifs (car il s'agit tout de même de retrouver la petite fille disparue d'un traqueur, Lorca, le narrateur principal – c'est le fil rouge) se déroule dans un contexte pré-insurrectionnel face à un capitalisme hypertrophié et vorace, pour corser l'affaire, et où, évidemment, toute la technologie des vingt prochaines années est déployée ad nauseam (mini-drones, bots un peu partout, hologrammes, etc.). Ça commence à faire beaucoup dans un sandwich. Trop. Alors on va me dire oui, mais mon cher tout cela est lié, tout cela est habilement tressé ! et toute l'histoire est une parabole métaphysique sur la liberté, la créativité, l'amour filial, le vivre-ensemble, l'altérité, le sens du combat, etc. !
Les furtifs sont très potes avec les Gilets Jaunes, ne saviez-vous pas ? Vous n'y avez pas vu ça ? En film, peut-être, et encore… faudrait élaguer, élaguer… Ou peut-être faire une série en quatre saisons de quinze épisodes…
Bref, je mets trois étoiles. Deux pour ce que j'en retiens, + une parce que le boulot est tout de même considérable, c'est un fait. Et qu'il y a quelques bonnes idées, mais noyées dans beaucoup trop de pages à mon sens, surtout si on n'y croit pas vraiment.