Dans la nuit brune

Une corde est tendue entre maintenant et plus tard, au-dessus du vide, dans l'obscurité. La fille a grimpé sur les épaules du père qui, les bras ouverts en balancier, avance. C'est lui qui doit accomplir la traversée, sans perdre l'équilibre, sans faire tomber son enfant.

Il faudrait que je m'exerce, se dit - il. Que je m'exerce à écouter et à comprendre pendant que j'écoute. je dois avoir un problème neurologique. Je stocke les informations ans les traiter et elles me reviennent avec un délai, quand il est déjà trop tard.

En savoir plus sur ses parents, à quoi bon ? Il y aura toujours un maillon manquant, car à l’énigme de son adoption se superpose celle de sa naissance. Lui qui a grandi dans une forêt ne connaîtra jamais son arbre généalogique. L’ironie le fait sourire.

Moi aussi j’aimerais comprendre, lui dit-il en pensée, incapable de parler. J’aimerais trouver un sens et pouvoir te l’expliquer, comme les parents doivent le faire avec leurs enfants. Je voudrais te redonner espoir… […] Fais-moi confiance. La tragédie ne t’engloutira pas. Tu vas te relever, tu vas revivre.

« Il songe qu’une mort parfaite devrait se dérouler ainsi, comme la fin d’une journée […] Mais la mort n’est pas comme ça. La plupart du temps, elle frappe d’un coup, inouïe, saugrenue. Existe-t-il encore des morts naturelles ? Les actualités sont farcies de catastrophes, d’accidents. Comment était-ce autrefois ? Jérôme n’en sait rien. Souvent il regrette qu’à ses interrogations ne répondent aucune connaissance. S’il était médecin, historien, sociologue, peut-être comprendrait-il davantage. »

Paula frappe à la porte. Personne n'ouvre. Elle sonne. Pas de réaction. Elle donne des coups de pieds, des coups de sac, elle appelle, elle crie. C'est une nuit glacée. Le taxi a mis longtemps à trouver à cause du brouillard. Pas une lumière allumée dans ces maisons de bouseux. Vingt-trois heures trente et tout est mort déjà. Quelle plaie. Elle aurait dû prendre un hôtel à Besançon. Elle frappe, cogne et crie de nouveau. Quel con, mais quel con, pense-t-elle. (p.26)

Je t'ai mal jugé, voudrait-il dire à Alexandre. Ce que tu as fait pour moi, personne n'aurait eu le courage de l'accomplir. Je sais qu'il t'en coûte. J'avais grand besoin d'un ami et j'ai trouvé un frère. Mais il ne peut desserrer les dents, parce que les hommes ne se parlent pas ainsi, parce que les hommes ne se parlent pas.
Alors il sourit.

En route vers la vérité, il s'est empêtré dans l'étoffe tissée de méfiance qui enveloppe si bien les villageois glacés par l'ennui. Il a cherché à comprendre sans suivre les conseils d'Alexandre, s'est empressé d'établir des corrélations, a tiré des conclusions, incommodé qu'il était par l'inquiétant vacillement du réel.

Il se rappelle la tentation : perdre le langage si récemment conquis, se défaire de la pensée, de l'espoir, de la tristesse, ne conserver que la satisfaction de la peur. Se contenter de deux sentiments.

"Si Jérôme n'a rien compris, c'est parce qu'on l'a empêché de comprendre, et si on l'a empêché de comprendre, c'est parce qu'on a jugé que la vérité était intolérable. C'est le mythe de l'imbécile heureux, de l'ignorance comme voie d'accès rapide et sûre au bonheur. On l'a protégé parce qu'on l'aimait. On a préféré qu'il soit idiot plutôt que malheureux."