Malgré la brièveté de ce récit qui rend compte de la destruction d'un individu par sa progressive dissolution sociale et professionnelle,
Karsten Dümmel prend le temps -et/ou le risque- d'en varier les modes narratifs et d'y alterner les époques.
Années 70, Berlin Est.
Arno K. mène une vie de solitude, rythmée par son travail à l'usine électrique. Son existence n'a pas toujours été si vide et si morne. Il a vécu une lumineuse histoire d'amour avec Marie, fille d'un diplomate français, dont il a eu un enfant. Il a par ailleurs été brièvement reconnu pour ses écrits lorsqu'il était étudiant.
Mais Arno K. vit en RDA, où son comportement jugé "hostile et négatif" lui vaut non seulement d'être l'objet d'une surveillance constante, mais surtout d'être victime d'un lent et minutieux processus de désintégration. Relégué dans un quartier délabré et grisâtre de Berlin Est où semble s'étirer un éternel hiver, condamné à végéter dans sa condition ouvrière par le refus systématique de tous ses écrits par les éditeurs, l'entreprise d'anéantissement qui le vise a comme effet ultime et pervers qu'il la parachève lui-même, en se coupant, pour les protéger, de tous ceux dont il est proche. C'est ainsi qu'il cesse brusquement de voir Marie, qui repart en France et n'obtient plus aucune nouvelle de sa part ; il ne verra par ailleurs jamais sa fille.
Le récit alterne entre...
... l'évocation, sur un mode elliptique et abrupt, du quotidien absurdement vain d'Arno K.;
... les passages de son journal décrivant avec une sobre sensibilité sa relation avec Marie, qu'il relit avec l'amertume désespérée de celui qui n'espère plus réintégrer le cours d'une existence "normale" ;
... le souvenir solaire de ses séjours chez sa grand-mère, femme de caractère, fantasque et un peu sorcière élevée par des bohémiens...
... le tout entrecoupé d'extraits des rapports de la Stasi le concernant, rédigés en un langage codé, déshumanisant, dans lesquels le héros est désigné comme "sujet du processus" et ses relations comme "objets opérationnels". Les allers-retours entre passé et présent sont ainsi constants, le lecteur perdant parfois ses repères dans une temporalité devenue confuse.
Karsten Dümmel expose avec "
Le Temps des immortelles" les rouages d'un système qui rabote tout ce qui fait la singularité de l'homme et lui permet d'accéder à la liberté : sa capacité à créer, à se confronter à la réflexion et à la différence. Face à l'annihilation de toute possibilité de reconnaissance, de réalisation individuelle et d'émancipation, le héros capitule, s'oublie, sombre peu à peu dans la démence.
Une thématique très intéressante, portée par un texte au style parfaitement maîtrisé dans ses nombreuses variations, et pourtant... je ne suis pas parvenue à entrer dans ce récit, peut-être trop court, qui m'a laissé un goût d'impalpable, comme si la victoire de la Stasi avait d'emblée fait du héros un être aux contours imprécis, presque transparents.
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