-Ce paysage vous prend aux tripes. Vous retourne d'un coup. Efface l'Europe.
- Presque. L'Europe nous pousse en avant, comme des bêtes fuyant l'orage. Il faudra sans doute faire face. Rentrer, pour résister.
On ne se convertit pas au bouddhisme. On y prend refuge.
J'ai voulu prendre refuge en toi. Mais mon pays perdu bat en moi. Je ne sais pas vivre ici. Je ne sais pas aimer ici. Je ne sais pas t'aimer ici. Laissons-nous continuer notre chemin chacun de son côté du ciel.
- J’ai acheté des draps pour me sentir chez moi. Enfin… ça va.
- Moi, je n’en peux plus. Berlin est trop froide pour moi. Tout est froid ici. Les gens… les immeubles et ils t’engueulent ! Et puis ils manquent de t’écraser en vélo… AKH ! Je hais les cyclistes !
- Oui, c’est sûr qu’ils ne sont pas toujours aimables surtout à vélo mais il y a aussi des gens charmants. Ceux de l’association du quartier, par exemple. Il y en a un…
- D’accord ! D’accord !Mais pour leur langue, mon dieu ! On y comprend rien ! Trois mois de cours et j’arrive à peine à dire bonjour !
- Hm
- Et puis, avec mon voile… j’ai l’impression qu’ils me prennent pour une terroriste… ! (Soupir) J’hésite à faire comme toi, l’enlever.
- Ne te décourage pas ! Moi, je parle déjà plutôt bien allemand, je peux discuter avec les gens… et me faire des amis. C’est important ! Tiens, par exemple, l’autre jour… hm … ce n’est pas une question de langue les amis.
- Par chance, à Spandau, il y a beaucoup de Syrien, on peut parler un peu dans la rue, on va chez les unes, chez les autres, on fait de la pâtisserie, on emmène les enfants au parc… tu devrais venir !
- Impossible ! Ça me rendrais folle, j’aurais l’impression d’être enfermée ! Il faudrait que j’essaye de trouver du travail mais sans parler parfaitement allemand ou anglais, c’est impossible. Je pourrais donner des cours d’arabe ou de russe mais apparemment, ici le russe n’intéresse plus personne depuis la chute du mur.
- Mais tu es ingénieure ! Et docteur ! Tu devrais pouvoir trouver quelque chose…
- Tu sais, c’est bien joli l’astronomie mais ce n’est pas très répandu et une spécialiste syrienne des planètes… formée en Russie… J’ai contacté tous les anciens collègues, on va voir … à la grâce de dieu.
- Au moins on est ici… et pas sous les bombes… oh ! Il est déjà 17 H ! Je suis désolée Neymar, je dois y aller… Sawissan m’attend ! Je lui ai promis de l’aider à préparer le repas de vendredi. Tu viendras ? Au fait… tu as des nouvelles de ta famille ?
- Non… aucune nouvelle depuis 79 jours.
(Plus qu’une citation, je publie ce long extrait d’une conversation de deux « migrantes » car je trouve que ce dialogue traduit merveilleusement bien la détresse des réfugiés qui, pourtant, suscitent tant de polémiques dans cette Europe de plus en plus cloisonnée et qui, dramatiquement, vire de plus en plus à la droite de la droite.)
- Tes yeux sont les deux derniers navires en partance. Tes yeux... Est-ce que tu peux m'y laisser une place ? Car je suis fatiguée de l'errance. Je suis fatiguée. Je me noie.
- Je te retiens.
- En arabe, on dit « Alep la grise ».
- A cause de la guerre ?
- Non. Non. Bien plus tôt ! Gris de… Gris de cheveux gris.
- C’est beau. Gris de cheveux gris.
- Gris de barbe. Aujourd’hui, gris de feu éteint. Comment dit-on ?
- Cendre.
- Voilà. Alep. Centre. Gris.
- Cendres grises…
- Oui. Centre gris. Neiges grises. Béton gris. Ciel absent. Astres tombés.
- Astres tombés ?
- Étoiles… évanouies… disparues.
Ce type devrait être remboursé par la sécurité sociale, je vous jure ! Non seulement il cuisine comme un chef... Mais en plus... il danse le tango comme un dieu et fait l'amour comme...
J’ai voulu prendre refuge en toi. Mais mon pays perdu bat en moi.
L'amour
mon amour
est un beau
poème
brodé
sur la lune.
Neige grise
Centre gris
Béton gris
Ciel absent
Effroi
Neige grise
Douleur
Ciel absent
Astres tombés