La désertification des campagnes, l'entassement dans des banlieues sans nom et dans des villes invivables, la standardisation des existences, la vie totalement dominée par les impératifs économiques, le temps dit libre et les loisirs devenus eux-mêmes marchandises, le sentiment croissant de l'absurdité d'une telle vie et la fuite en avant continuelle pour tenter de l'oublier, voilà le lot commun de notre époque.
Ce n’est pas dans la classe dominante, où tout le monde désormais travaille d’arrache-pied et joue des coudes pour rester dans la course économique, que l’on se risquera à juger tout cela à partir de goûts personnels, sans parler d’avancer quelque vérité historique que ce soit. Il faut donc qu’à l’autre pôle de la société des individus que ne presse aucun intérêt carriériste d’aucune sorte, pas même en tant que “contre-experts“ ou opposants officiels, se chargent d’énoncer toutes les bonnes raisons, tant subjectives qu’objectives, de s’opposer à cette nouvelle accélération de la déraison.
Si on cumule la totalité du temps de travail social dépensé pour le transport (construction, fonctionnement et entretien des moyens de transports ainsi que les retombées diverses, hospitalières et autres), on constate que les sociétés modernes y consacrent plus du tiers de leur temps de travail global, bien plus que ce qu'aucune société préindustrielle, pas même celle des nomades touareg, n'a jamais dépensé pour se mettre en mouvement. Au-delà d'une certaine vitesse, les transports rapides sont contre-productifs, ils coûtent à ceux qui les utilisent plus de temps qu'il ne leur en font gagner, ce que ne les rend pas moins profitables à leurs propriétaires. Les salariés perdent leur temps à gagner leur vie, et les consommateurs perdent leur vie à gagner du temps.
Seuls ceux qui vendent suffisamment cher leur propre temps, sur le marché du travail, ont intérêt à acheter le gain de temps proposé par le TGV. Mais la grande différence avec l'ancienne hiérarchie sociale, même si c'est encore un avatar de la vieille société de classes, c'est que désormais ces privilégiés de la mobilité imposée, plutôt que permise, sont fort peu enviables, pour quiconque n'a pas perdu toute sensibilité : aucune rapidité de déplacement ne rattrapera jamais la fuite du temps monnayé, vendu au travail ou racheté aux loisirs. Raison de plus pour vilipender de tels "avantages", qui ne font le malheur des uns que pour permettre aux autres d'accéder à un lugubre simulacre de bonheur.