Je ne savais pas si j'avais été au bout de l'horreur ou de la beauté. J'éprouvais de la fierté. Sans doute la même que les navigateurs solitaires, les drogués et les voleurs, celle d'être allés jusqu'où les autres n'envisageront jamais d'aller. C'est sans doute quelque chose de cette fierté qui m'a fait écrire ce récit.
C'est la seule parole consolatrice qui m'ait été offerte à l'Hôtel-Dieu et que j'ai dû, moins peut-être à une complicité de femmes, qu'à une acceptation par les "petites gens" du droit des "hauts placés" à se mettre au-dessus des lois.
En écrivant, je dois parfois résister au lyrisme de la douleur ou de la colère. Je ne veux pas faire dans ce texte ce que je n'ai pas fait dans la vie à ce moment-là, ou si peu, crier et pleurer.
Car le bouleversement que j'éprouve en revoyant des images, en réentendant des paroles n'a rien à voir avec ce que je ressentais alors, c'est seulement une émotion d'écriture. Je veux dire : qui permet l'écriture et en constitue le signe de vérité.
Je constate ceci : le désir qui me poussait à dire ma situation ne tenait compte ni des idées ni des jugements possibles de ceux à qui je me confiais. Dans l'impuissance dans laquelle je me trouvais, c'était un acte, dont les conséquences m'étaient indifférentes, par lequel j'essayais d'entraîner l'interlocuteur dans la vision effarée du réel.
Il se peut qu'un tel récit provoque de l'irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D'avoir vécu une chose quelle qu'elle soit, donne le droit imprescriptible de l'écrire. Il n'y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.
Et, comme d'habitude, il était impossible de déterminer si l'avortement était interdit parce que c'était mal, ou si c'était mal parce que c'était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi.